Etude des processus de la
création
Roman de
Fauvel de Chaillou de Pesstain - fr.146
L'imaginaire du Roman de Fauvel
Les travaux sur l'imaginaire entrepris depuis les années 1940
par les critiques littéraires et les anthropologues montrent que
les facultés créatrices de l'homme sont régies par un certain
nombre de constantes qui s'expriment quel que soit l'art
pratiqué. Cette approche est donc particulièrement adaptée à
une étude non séparatrice de la musique et du texte de notre
roman. Une fois mis en évidence les matériaux propres au
travail langagier d'une part et au travail sonore d'autre part,
l'on pourra étudier l'imaginaire du Roman de Fauvel à
travers la thématique et la schématique du texte pris comme un
tout. Il s'agit, à partir d'une telle approche, de dégager un
sens, une direction dans le roman, et de comprendre son régime
de création.
I- Définition de l'imaginaire
1- Le fonctionnement de l'imaginaire
L'imaginaire est un phénomène qui apparaît dans l'incessant
échange entre conditionnement extérieur et état intérieur de
l'individu. Il détermine des images mouvantes, déformables,
associables ou dissociables, qui renvoient à un certain nombre
de significations possibles. Le champ de ces significations se
restreint lorsque l'image se fige dans l'écriture ; c'est
ensuite au lecteur d'actualiser les virtualités sémantiques de
cette image en lui octroyant la signification que conditionne son
propre imaginaire.
Une uvre peut donc avoir plusieurs significations, mais
elle n'a qu'un seul sens, qu'une seule direction. Dans le texte,
les images se regroupent selon de grandes lignes de forces
appelées schèmes. Tous les schèmes convergent vers le
sens unique du texte. Il faut ici faire une distinction entre les
matériaux du texte, plutôt liés aux images, qu'on appelle thèmes
(les substantifs en littérature, regroupés selon de grands
réseaux de significations, et la matière sonore en musique : le
mode, la tessiture, l'aspect acoustique des instruments...) et
les schèmes proprement dits qui donnent le mouvement des images
et les forces agissantes du texte.
L'uvre est un espace privilégié en cela qu'elle forme
un univers pour des matériaux qui s'assemblent selon un
espace-temps hors du réel. Elle s'apparente au mythe car elle
est recréation du monde par l'artiste, retour aux origines et
destruction du monde en place pour mieux le reconstruire. Dans
cet espace privilégié, l'imaginaire en appelle à une réalité
plus vraie que celle qui est vécue : c'est sa fonction
symbolique ou ce que l'homme médiéval appelait l'allégorie, à
savoir la capacité d'un texte à être compris dans sa
signification la plus brute ou bien dans une perspective morale
voire religieuse. Le symbolisant, écrit dans le texte, renvoie
à la part non manifestée du symbole, le symbolisé, ce qui se
trouve au-delà de l'écriture. L'uvre d'art est en somme
la meilleure façon d'approcher, par le travail de l'imaginaire,
les vérités qui ne peuvent être appréhendées au quotidien.
C'est précisément par "l'exégèse" - l'étude
schématique et thématique - que l'on peut comprendre les
modalités de recréation du monde et l'appel vers une
signification supplémentaire, plus ou moins cachée, du texte.
Si l'imaginaire fonctionne évidemment de façon identique dans
une approche littéraire et une approche musicale de l'image, il
n'en reste pas moins que les matériaux mis en uvre sont
différents. Il convient donc d'éclairer leurs spécificités
respectives avant de commencer toute étude.
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l'imaginaire
2- Matériaux et forces de l'imaginaire
L'unité de base en littérature est le mot. Chaque mot
contient en soi un schème ou un thème, les verbes étant
plutôt le un terrain schématique et les substantifs un terrain
thématique. L'association ou l'opposition des termes, ainsi que
leur disposition dans le texte, permettent de dégager les
différentes voies qui mènent au sens final.
Il faut noter, car on opposera par la suite cette remarque au
cas musical, que le mot littéraire est porteur d'une ou de
plusieurs significations qui lui ont été conférées
arbitrairement par la tradition et l'évolution de la langue. Il
est un intermédiaire entre la chose et l'idée et renvoie, plus
ou moins conformément selon les auteurs, à une coutume. La
coutume en littérature est double : il s'agit d'une part de
règles grammaticales et syntaxiques et d'autre part, comme on
vient de le voir, du sémantisme des mots. Ce second point
n'existe pas en musique.
Les matériaux littéraires sont donc des mots qui, selon leur
signification primaire, s'apparentent aux schèmes ou aux
thèmes. Par exemple, le verbe "aller" renvoie à des
schèmes de mouvement, de rapprochement (aller vers) ou
d'éloignement (s'en aller), tandis que le chat, la pie ou le
monstrueux géant du charivari renvoient au thème de
l'animalité.
Au-delà des significations basiques du mot se trouve la
création. Si l'acte créateur est reconstruction du monde, alors
le mot dans l'uvre d'art signifie nécessairement plus que
la définition qu'en donne le dictionnaire. Ce surplus de sens se
découvre dans la relation qui le lie aux autres mots ainsi
qu'aux sonorités dans le cas d'une pièce musicale,
c'est-à-dire dans les forces directrices du texte. Les lignes de
forces selon lesquelles les matériaux s'associent se révèlent
être les mêmes dans la partie littéraire et la partie musicale
de l'uvre: il n'y a qu'un seul but à atteindre, un
dénouement unique, et il est naturel que tout converge dans une
même direction.
De là découle que les matériaux imaginaires recouvrent des
formes diverses selon les arts mais que les forces agissantes
sont-elles toujours les mêmes et ne dépendent que de l'esprit
du créateur. C'est en elle qu'on découvre la nouveauté des
mots.
Il convient, avant de passer au repérage du matériau
imaginaire musical, de soulever une question : qu'en est-il de
ces forces parallèles et de cette unité de l'imaginaire quand
deux personnes distinctes écrivent le texte et la musique d'une
pièce ?
Il faut d'abord rappeler qu'en vertu de la tradition
grégorienne, mais aussi par commodité, le texte précède
toujours la musique. Dans le cas où deux artistes différents
collaborent à une même pièce, le phénomène de lecture
intervient. Le compositeur, par sa lecture, va dégager le sens
de l'uvre : quelles que soient les virtualités
sémantiques que son propre imaginaire fait primer, la visée
générale du texte s'impose à lui, ou dit de façon plus
triviale, il ne peut y voir autre chose que ce qui est écrit.
Dans sa création ultérieure - ou plutôt recréation -, il peut
faire
intervenir des thèmes et des schèmes qui dépendent de sa
propre vision de l'uvre, mais les forces impliquées dans
le texte demeureront les mêmes en musique.
Du point de vue des forces, le texte et la musique d'une
pièce vocale sont toujours synonymes.
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l'imaginaire
3- L'imaginaire musical
On a dit que le mot littéraire était un intermédiaire, un
signe à mi-chemin entre la chose et l'idée. La musique, elle,
ne fait jamais office d'intermédiaire ; elle se présente
directement aux sens et de fait, n'a aucune signification
antérieure à l'acte d'audition.
Comme il existe une image littéraire, il existe une image
musicale en mouvement dans l'esprit du créateur. Cette image
précède les sons et de même qu'en littérature, elle se fige
avec un certain nombre de ses virtualités sémantiques dans le
matériau acoustique. La grande différence entre le son et le
mot est que le son ne signifie rien à priori : il n'est qu'une
sensation. La phrase musicale, pourtant, a un pouvoir
d'évocation similaire à la littérature ; elle se développe
narrativement. Il faut donc y trouver la thématique et la
schématique sans lesquelles il n'y aurait ni présentation à
l'imaginaire de l'auditeur, ni mouvement.
Selon Ernest Ansermet, c'est l'auditeur qui constitue les
notes en mélodie, et chacune est perçue comme un sentiment
particulier de la phrase mélodique (tension, relâchement,
suspension...). Il en déduit que le verbe - nous dirons
l'élément schématique - de la musique est l'intervalle. Par le
jeu de l'octave, un chemin de do à sol peut être soit un
schème ascendant (intervalle de quinte), soit un schème
descendant (intervalle de quarte). L'on trouve une excellente
illustration de la théorie d'Ansermet dans la p.m.20, Aÿ,
amours :
Bien sûr, le schème en musique n'est pas réductible à un
seul intervalle, et une succession d'intervalles peut très bien
constituer un schème unique : une montée chromatique, par
exemple, présentant un glissement. La difficulté,
précisément, est de reconnaître le début et la fin d'un mot
musical.
Pendant toute la période de la musique non mesurée, le
problème ne se pose pas, et spécialement dans le cas du
grégorien. La musique est composée pour embellir le texte, elle
suit très exactement le cours de la phrase littéraire. Très
souvent, la fin d'un mot dans le texte correspond d'ailleurs à
un relâchement une "attente" de la phrase musicale,
comme on peut le constater dans l'introït Puer natus est
où les premiers mots "puer", "natus est",
"nobis" se terminent sur une valeur longue (voir
ci-dessous).
En réalité, la définition du "mot musical" ne
pose réellement des problèmes qu'à partir de la musique
mesurée, quand la phrase, par respect des modes rythmiques,
prend son autonomie par rapport au texte littéraire. Il faut
alors faire appel à ce qu'Ernest Ansermet nomme le sentiment
musical, à savoir "la façon dont nous avons existé
devant telle ou telle mélodie". Le sentiment musical
s'apparente à ce que l'on a appelé le sens du texte en
littérature. Il est un mode d'existence unique pour tous
face à un texte donné. La signification que l'on apporte à la
mélodie peut différer selon l'auditeur, mais le sentiment
musical, lui, n'est jamais pluriel.
L'on peut donc concevoir que, quelle que soit la signification
que l'on donne aux mots en musique, leur succession vers le but
unique du texte est clairement appréhendable par tous. Ceci,
toutefois, ne peut être explicité que par les impressions de
l'auditeur, en raison de l'immédiateté de la musique et du vide
sémantique qui précède l'audition. La phrase musicale a une
syntaxe mais elle ne porte pas explicitement sa signification.
Comme l'écrit Ansermet, "ce qu'elle objective n'a pas été
réfléchi mais existé". Cet état de fait, cependant,
n'altère en rien l'évidence du sentiment musical - évidence
plus ou moins nette, il est vrai, selon que l'auditeur écoute
une pièce de son époque et de sa culture ou bien d'un contexte
qui lui est étranger par le temps ou le lieu.
Un exemple contemporain est plus à même de montrer le
découpage spontané qu'un auditeur fait de la phrase musicale.
Voici l'ouverture du Sacre du printemps de Stravinsky, qui
débute par un solo de basson :
Ce découpage est sans doute moins facile à cerner dans un
texte ancien. Néanmoins, reconsidérant la p.m.20, l'on
distingue assez aisément les différents schèmes qui régissent
la première phrase musicale :
Une fois les schèmes déterminés, demeurent un certain
nombre de virtualités sémantiques dont une - ou parfois
plusieurs - sera actualisée par l'auditeur. Un passage
diatonique de do à sol peut évoquer indifféremment, selon le
contexte et l'auditeur, une ascension, un glissement ou encore
des schèmes d'éloignement (éloignement de do) ou de
rapprochement (rapprochement de sol). Ces virtualités
sémantiques sont à mettre en rapport, le cas échéant, avec
celles qui gouvernent le texte littéraire.
L'autre élément schématique de la musique est le rythme.
Ansermet parle de "conscience musicale imageante", qui
transfigure la succession des sons en un mouvement à travers des
positions spatio-temporelles imaginaires. Si l'intervalle est un
élément schématique spatial, le rythme quant à lui
représente la façon dont la mélodie habite le temps (élément
schématique temporel). "Dans un chemin mélodique, écrit
Ansermet, une quarte ou une tierce peuvent être franchis plus ou
moins vite, plus ou moins lentement." Il faut ajouter qu'une
tierce peut être franchie à une allure régulière (trois
noires), en "boitant" (une blanche - une noire ou une
noire - une blanche), ou encore en "dansant"
(sicilienne). L'on s'aperçoit, au vu du vocabulaire employé
spontanément ici, que le rythme est un bon qualificatif du
mouvement : il apporte un surcroît de signification à
l'intervalle; grâce à lui le schème s'affine.
Dans l'étude de la musique médiévale, il faut bien sûr
tenir compte des modalités particulières d'emploi du rythme. La
musique mesurée est une découverte de l'Ars Nova, le rythme est
alors soumis à l'utilisation des sept modes et n'a pas encore
trouvé sa pleine liberté. Toutefois, si on se sert des modes
par respect des règles, on les combine entre eux par véritable
souci de création. Le choix et le regroupement de ces modes sont
en soi signifiants et paradoxalement, la musique du Moyen Age
face au romantisme, par exemple, présente des structures
rythmiques infiniment plus riches et plus complexes.
Le mouvement de la musique - les schèmes - s'exprime donc à
travers les intervalles et le rythme. Les thèmes, quant à eux,
sont affaire de matière et donc de sonorités. Ils vont
concerner essentiellement la modalité (tonalité) et la
tessiture. Ainsi, en suivant toujours le concept d'un "mot
musical", l'on peut définir un thème selon le mode, les
degrés de ce mode (par exemple passage d'une dominante à une
tonique à la cadence), le registre (grave, médium, aigu), et
l'étendue du registre utilisés. Un thème peut parfois être
composé d'une seule note, ornementée ou non, et la position
qu'elle occupe dans le mode devient alors primordiale pour la
compréhension du texte: comme on le verra ci-après, plusieurs
pièces du Roman de Fauvel sont formées d'une succession
de degrés forts (I, IV, V) que l'ornementation permet de tenir
sur un grand nombre de temps. Ce système n'est pas sans
incidence sur la schématique, puisque l'intervalle n'y est que
peu représenté. On se trouve alors devant des textes
thématiques et descriptifs, dans lesquels la schématique se
reporte sur le rythme (il va jouer ici son plein rôle, en
animant les mouvements conjoints des broderies).
Demeure le problème des forces, et donc en premier lieu la
définition d'un but musical vers lequel convergeraient les
grandes lignes du texte. Ansermet parle de
"trajectoire", pour définir la mélodie: c'est le
"déplacement d'un être-son à travers des distances".
Le chemin musical conduit à un but qui est la plupart du temps
la dominante, c'est-à-dire le degré qui ancre le texte dans un
mode donné. Ansermet parle alors de "projet de
dominante". Cela ne signifie pas qu'un texte doive
obligatoirement finir sur une dominante - ce qui serait peu
conclusif - mais que toute pièce tend à conduire son auditeur
d'une base, la tonique, à un point culminant repère qui est la
dominante et qui, d'ailleurs, peut être dépassé. Le chemin I -
V correspond à un cadre spatio-temporel que l'écriture habite
d'une certaine façon; il équivaut à l'espace privilégié
formé par le lieu et le temps du récit en littérature.
Il faut enfin préciser que l'espace d'une pièce musicale
n'est pas la superposition de deux espaces privilégiés qui
seraient l'un sonore et l'autre écrit. Comme dans le monde réel
où chaque partie du sensible cohabite avec les autres, musique
et littérature forment un cadre unique composé d'un espace et
d'un temps uniques eux aussi. Les mots, ainsi que le trajet
tonique - dominante, ne sont que des modalités d'habitation et
ne peuvent être considérés comme le cadre spatio-temporel
lui-même. En fait, le monde reconstruit de l'uvre
fonctionne de façon identique au monde réel. Dans la réalité,
l'onde sonore et le photon, quoiqu'ils correspondent aux sens
distincts de l'ouïe et de la vue, se déplacent selon un axe
spatio-temporel unique qui est celui de l'univers. Il en est de
même dans un texte: l'on ne peut séparer les aspects du monde
créé; le sens global dépend à la fois de la musique et de la
littérature.
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l'imaginaire
II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel
1- Poncifs médiévaux
Avant d'aborder l'étude de l'imaginaire proprement dit, il
faut s'intéresser à tout ce qui relève de la tradition
artistique du Moyen Age et qui ne constitue pas en soi une
création.
Il s'agit en premier lieu de la tradition courtoise, que l'on
trouve évidemment lors de la demande en mariage de Fauvel à
Fortune, mais aussi dans la cour d'amour que tiennent les
Hellequines. Les thèmes les plus fréquemment abordés sont
l'amour, la valeur et la cruauté de la dame, la souffrance de
l'amant. Le vocabulaire est stéréotypé: les termes de combat,
par exemple, sont présents quand il s'agit de décrire le
comportement de l'aimée ("douce guerrière" et
"ferir" dans la p.m.21, "asaut" dans la
p.m.19, "mercy" ou encore "guerroie" dans les
p.m.38 et 48...) Partout l'on sacrifie au code de l'Amour tel que
l'avait édicté André le Chapelain deux siècles plus tôt dans
son Art d'aimer.
L'amant se déclare exempt de toute action ou pensée mauvaise
(voir les p.m.21, 44, 45 et 48 en particulier), la dame est
parée de toutes les vertus. Il est d'ailleurs intéressant de
noter que les mots utilisés par l'amant pour sa défense ne sont
pas des thèmes de valeur mais des thèmes de défauts
négativés: "sanz faillir", "je n'en vueil
mentir", "sanz raim de vilté", "decevement
ne pens" dans la p.m.21, "sanz faus tour",
"sanz messervir" dans la p.m.44... L'aimée, en
revanche, est décrite ne termes positifs: toujours dans la
p.m.21, elle est associée aux termes de "bonne
renommee", "riant", "debon'heure nee",
"plaisant", "de bel acueil", etc. C'est une
façon pour l'amant de se déprécier face à la dame, mais
peut-être aussi, s'agissant de Fauvel, d'avouer sa vraie nature.
La p.m.48 use particulièrement des poncifs de la courtoisie
en ajoutant à la souffrance de l'amant et à la beauté de la
dame les thèmes de la jalousie, des intriguants médisants ou
encore du printemps (printemps de la vie: "Amours m'a fait
des m'enfance" et printemps de la nature, époque
privilégiée pour l'amour: strophe 6.1 et v.13.2.5). dans sa
strophe 6.2, elle marque l'importance qu'il y a à avoir une
compagnie de gens d'honneur: une façon de rappeler que l'amour
courtois est affaire de noblesse. Cette idée est reprise au beau
milieu du charivari, quand des princesses, comtesses et autres
dames nobles apparaissent - assez incongrûment - pour tenir une
cour d'amour. Ce thème de la "bonne compagnie"
détonne dans la bouche de Fauvel, lorsqu'on sait quelles sont
ses fréquentations. Toutefois il répond à une tradition et
joue certainement d'un effet comique.
Le thème de l'amour, quoique banal et large qu'il puisse
être, fait l'objet d'un traitement particulier dans les treize
refrains que Fauvel chante à Fortune. Ces refrains se
répartissent en deux groupes. Le premier, formé de sept
pièces, ressemble à un monologue où Fauvel parle de ses
sentiments. Le thème de l'amour apparaît dans chacun des
refrains, que ce soit à travers le substantif même
d'"amour", le verbe "aimer", ou l'image du
"cuer". Le second groupe, formé des six autres
pièces, met en scène Fauvel s'adressant directement à sa dame.
Là encore, c'est bien le thème de l'amour qui est sous-jacent.
On observe que dans tous ces refrains, l'amour est associé
chaque fois à un thème qui décrit une de ses facettes: dans le
premier groupe de refrains, c'est successivement le temps qui
passe, la beauté, la joie, le ravissement (au sens latin de
"rapere" = dérober, emporter), Dieu sans lequel il n'y
a pas de "bonne amour", puis le service et le don de
soi à l'aimée; le second groupe reprend le thème du don, puis
met en avant la souffrance, le combat, l'aspect religieux et
presque mystique de l'amour (l'amant prie "à jointes
mains"), la récompense espérée et de nouveau le temps qui
passe. On est en présence d'un microcosme amoureux chanté qui
commence et se termine par des schèmes d'éternité: "touz
jours" et "j'atendrai", et qui par là se
soustrait au temps. A l'intérieur de ce microcosme, l'on
découvre l'amant solitaire puis le couple, ainsi que toutes les
facettes de l'amour.
Aux côtés du poncif amoureux, l'on peut citer le cas du
charivari qui lui ne relève pas de la tradition littéraire
puisque c'est la première fois qu'il apparaît dans un texte,
mais qui use d'une coutume carnavalesque. La thématique du corps
et la grossièreté des chansons appartiennent moins à une
création qu'à une apparente transcription de la réalité. Nous
verrons cependant que sous ses dehors, le charivari donne une
clef importante pour la compréhension du texte.
La joute et le banquet, enfin, dérivent bien de la tradition
littéraire. Il semble néanmoins que ces poncifs n'aient pas
retenu l'attention de Chaillou de Pesstain puisqu'il emprunte,
pour le banquet, au Comte d'Anjou de Jehan de Maillart
(vLa389-443), et pour la joute au Tournoiement d'Antecrist
de Huon de Méri (le passage du vers La453 au vers La1229 est
entrecoupé de morceaux rapportés).
La musique, quant à elle, est bien sûr liée à une
tradition, mais on ne peut pas parler comme en littérature d'une
thématique ou d'une schématique empruntées, puisque les sons
n'ont pas de sémantisme antérieur à la mélodie. La tradition
musicale est plutôt située dans les règles qui président à
la composition, dans la "grammaire"; et encore est-ce
difficile de parler de tradition pour le Roman de Fauvel,
attendu qu'il s'agit d'une uvre novatrice rompant avec
l'Ars Antiqua.
L'emprunt majeur aux coutumes antérieures est sans doute
l'ornementation, très travaillée dans les pièces à thème
amoureux. La mélismatique renvoie là au grégorien et au
concept du jubilus: Tirabassi parle de "joie
inconditionnelle" du mélisme. Dans la foi comme dans
l'amour, il exprime l'allégresse du chanteur.
Une fois que sont passées en revue les coutumes artistiques
de l'uvre, il faut s'intéresser à ce qui fait vraiment sa
spécificité, à savoir les thèmes et les schèmes qui lui sont
propres.
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l'imaginaire / II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel
2- L'imaginaire commun à la littérature et la musique
L'un des schèmes majeurs du Roman de Fauvel est le
rapprochement - ou devrait-on dire le "proche" - pris
au sens large, c'est-à-dire aussi bien le mouvement vers
quelqu'un ou quelque chose que l'intimité. Il est accompagné de
schèmes et de thèmes dérivés. En premier lieu le don: donner,
c'est faire approcher de l'autre un bien qui m'appartient; le
schème ne s'applique pas directement à son auteur mais à ses
sentiments ou ses biens matériels. En second lieu un thème
d'attention, de protection, qui correspond à l'expression
"avoir cure", très usitée dans Fauvel.
Le schème de rapprochement est très souvent associé à ses
contraires: l'éloignement et le rejet. En fait, rares sont les
pièces où l'un des schèmes/thèmes précités n'apparaît pas:
rapprochement et éloignement se succèdent quand ils
n'apparaissent pas tous deux dans la même pièce. Il faut enfin
leur adjoindre le schème de la parole qui oscille, lui, entre
les deux pôles: ce peut être une parole destinée à autrui
(voir, par exemple, les refrains J'apelerai ou A
jointes mains vos pri) ou le rejet solitaire d'une parole qui
sert essentiellement à exprimer des sentiments (En chantant
me veul complaindre).
Il faut distinguer deux grands passages dans l'étude de ces
schèmes, qui correspondent aux deux éléments narratifs
étudiés: la demande en mariage et le charivari. En effet, les
schèmes de rapprochement et d'éloignement sont à caractère
plutôt moral dans les chansons d'amour et physique dans le
charivari. Ainsi, Fauvel chante "mi desir Sont tuit
tourné", "n'estordrai de mort se ne me
l'esleesce" (p.m.21) alors qu'il s'agit de "ses oës
mettre couver" ou d'un balais qui "toussi" dans
les deux fatras du charivari. Bien sûr, ces schèmes peuvent
avoir une signification physique dans les paroles de Fauvel, en
particulier lorsqu'il exprime le souhait d'être auprès de sa
dame et qu'elle le rejette; mais c'est le caractère affectif de
l'événement qui domine. Ainsi, dans le motet enté:
"Je vois qu'el quiert l'eslongnement
De moi sanz point ver li atraire"
D'une manière générale, les schèmes de rapprochement sont
plus nombreux que ceux qui évoquent l'éloignement. Ils peuvent
apparaître dans une pièce sans leur contraire tandis que les
schèmes d'éloignement - si l'on met à part le charivari -
n'interviennent jamais seuls.
Etrangement, Fortune n'utilise jamais le schème
d'éloignement. C'est Fauvel seul qui clame être repoussé.
Fortune emploie les schèmes de rapprochement pour rappeler le
désir du cheval fauve, mais c'est le thème de la souffrance
qu'elle lui oppose. La p.m.23, en particulier, répond aux
avances de Fauvel par les termes de "desconfiture",
"despit", "ledure", grevainne", etc. En
tant que fille de Dieu, Fortune ne peut sans doute pas repousser
ceux qui viennent à elle, mais elle demeure maîtresse des
destinées. C'est un tour de sa roue qui constituera sa
contrepartie aux avances trop pressantes de Fauvel.
Les deux schèmes opposés font l'objet d'un traitement
particulier dans les treize refrains de Fauvel. Comme on l'a vu,
ces refrains sont regroupés selon deux parties, l'une où Fauvel
chante solitairement son amour et l'autre où il s'adresse à sa
dame. Si l'on exclut le thème de l'amour qui bien sûr sous-tend
tout le passage, on observe que la première partie est
essentiellement portée par des schèmes de rejet
("rit") et d'éloignement ("emblé",
"perdu", "pris") tandis que la seconde est
dédiée aux schèmes de don ("met", "me sui
donné", "don") et de parole ("dire",
"j'apelerai", "vos pri"). L'on apprend
successivement ce que l'amour a pris à Fauvel puis ce que
lui-même a donné, c'est-à-dire les deux facettes d'une perte
de soi dans l'amour.
Le charivari, enfin, fait apparaître une alternance très
précise des deux schèmes, du moins jusqu'au lai des
Hellequines. le premier fatras - première pièce du charivari -
use de tous les aspects du rapprochement: le don
("offri", "donner"), la protection
("couver", "confort", "secours"),
la parole ("jure"). Le second fatras, en revanche, est
construit sur le schème de l'éloignement et du rejet
("hace", "toussi", "sant",
"l'issir", "cops"). Cette opposition se
poursuit dans les sottes chansons qui présentent alternativement
les deux schèmes: "espousera", "pez",
"besera". Cette versatilité correspond bien à
l'esprit du charivari où les contraires cohabitent admirablement
et où l'inconstance est de mise. L'alternance ne prend fin
qu'avec le lai des Hellequines. Les deux schèmes y apparaissent
conjointement avec cependant une nette prépondérance pour le
rapprochement qui donnera raison à l'amour. A la suite de ce
lai, les sottes chansons ne font plus appel aux schèmes
d'éloignement. La dernière pièce du Roman de Fauvel,
une chanson à boire, conclut l'uvre sur la schématique du
don: "quar me le donnez", mais on ne sait si ce schème
de rapprochement doit être lu comme un appel aux compagnons du
narrateur, ou bien à Dieu lui-même.
Les schèmes d'éloignement et de rapprochement se retrouvent
en musique à travers le rythme. Les premier et second modes
rythmiques ( , ) ont en effet subi un traitement particulier qui
les place tantôt en parallèle, tantôt en contrepoint du texte
littéraire.
Notons d'abord que le premier mode rythmique est une tension
de la noire vers la croche, et à ce titre un schème de
rapprochement, tandis que le second mode est un rejet de la noire
par la croche et donc un schème d'éloignement. L'on trouve ces
modes dans les pièces les moins ornementées, à savoir les
lais, les refrains et les sottes chansons principalement. Leur
emploi varie selon le genre musical où ils apparaissent.
Dans les lais, ils s'accordent étroitement au sémantisme
littéraire. Par exemple, la p.m.21 se découpe en trois grandes
parties (couplets I à V: louanges de la dame, couplets VI à X:
souffrance de l'amant, couplets XI à XIV: pouvoir consolateur de
la dame). Les première et troisième parties sont composées
exclusivement au premier mode alors que la partie centrale,
développant le rejet de l'amant par Fortune, fait apparaître le
second mode. De même, les p.m.23 et 48 centrées respectivement
sur le projet de vengeance de Fortune et la plainte de l'amant
délaissé sont écrites en deuxième mode. Le dernier lai -
celui des Hellequines - fait alterner les deux modes selon que
les protagonistes sont en faveur ou non de l'amour et selon
qu'elles s'opposent ou non au dernier avis énoncé. Ainsi,
Orgueilleuse d'Amours, Jolie sanz Amour et Simplete chantent en
second mode les souffrances qu'il y a dans l'amour; Amoureuse la
Belle et Fierete qui font des reproches directs aux détractrices
de l'amour s'expriment également en second mode; en revanche,
Faitisce et Bien Amee louent l'amour au premier mode. Pensive,
qui n'a jamais aimé de sa vie, n'utilise ni le premier ni le
second et se retranche sur le sixième mode, parfaitement neutre.
Dans les pièces courtes - refrains et sottes chansons -,
c'est le processus inverse qui se met en place. Le mode rythmique
va presque systématiquement au rebours du sémantisme
littéraire. Dans le second fatras du charivari, par exemple, on
trouve le premier mode rythmique alors que les paroles
développent essentiellement le schème du rejet. Si ce jeu
d'opposition entre le texte et la musique est très adapté à
l'esprit du charivari, il est plus curieux dans les chansons
d'amour. Cinq des treize refrains de Fauvel posent problème
(ref.1-2-3-7-8) car les modes rythmiques vont à l'encontre des
schèmes dominants du texte. L'on peut donner au moins trois
explications à cet état de fait.
Premièrement, pour ce qui est des refrains 1 et 2, on a
déjà observé que le verbe "aimer" constituait plus
un poncif littéraire qu'un véritable schème de création. S'il
renvoie plutôt à des idées de rapprochement dans l'imaginaire
collectif, il est associé dans les refrains 1 à 6 à des
schèmes d'éloignement. Le souci d'homogénéité peut avoir
poussé à l'emploi du second mode rythmique.
Deuxièmement, l'ensemble des refrains fait partie d'une des
grandes interpolations littéraires ajoutées par Chaillou de
Pesstain. Celle-ci est une longue complainte d'amour et le texte
qui encadre les refrains a sans doute joué un rôle dans les
choix musicaux. On peut remarquer en particulier que le thème de
la souffrance est très développé dans les paroles de Fauvel.
Or, comme on l'a vu dans les lais, ce thème est lié depuis les
premières pièces au second mode qui est ici utilisé dans les
refrains 1, 2, 7 et 8.
Enfin, les refrains 1, 3 et 7 sont empruntés à d'autres
uvres (Renart le Nouvel et "Li biaus tans
d'esté" du chansonnier Colars li Boutelliers). Il est
naturel que le mode rythmique n'y ait pas été changé, d'autant
plus qu'un tel bouleversement eût provoqué des problèmes
accentuels au niveau du texte (par exemple, dans le refrain 7,
une valeur longue sur la première syllabe de "servir"
puis une courte sur "cuer" et sur "moy").
Pour conclure sur la schématique de l'éloignement et du
rapprochement, il faut apporter une précision d'ordre
mélodique. Tout intervalle peut bien sûr se comprendre comme
éloignement d'une note et rapprochement d'une autre. Cela n'en
fait pas pour autant un schème car l'aspect ascendant ou
descendant n'est pas toujours suffisamment signifiant du point de
vue du sentiment musical. Un des schèmes musicaux du Roman de
Fauvel, le schème principal à vrai dire, est un motif
linéaire diatonique qui apparaît tout au long du roman sous sa
forme brute ou ornementée. Sa longueur le rend signifiant d'un
point de vue schématique. Il pourrait relever de l'éloignement
et du rapprochement, mais ce n'est qu'en partie vrai. Dans la
p.m.19, par exemple, il est exact que Fauvel descend le mode de
fa pour se rapprocher de Fortune: il termine sur un la qui est la
note de départ de Fortune. Mais dans d'autres pièces, comme la
p.m.23, le motif linéaire relève à la fois de l'éloignement /
du rapprochement et du schème de la chute / de l'ascension. En
fait, dans la p.m.23, le texte lui-même fait une utilisation
très faible des schèmes d'éloignement et de rapprochement; en
revanche, les thèmes du pouvoir et de l'infériorité sont très
présents et appellent une idée similaire dans la ligne
mélodique. C'est pourquoi la première phrase musicale est
composée d'une ligne ascendante suivie d'une autre descendante,
associées au mot "poair". D'emblée, Fortune rappelle
qu'il est dans sa puissance d'élever ou d'abaisser les êtres.
De même, dans le couplet IV, le motif descendant de do à ré
est associé à "subjection" mais aussi à
"presumpcion", comme si le schème de chute répondait
à l'orgueil de Fauvel. Dans le couplet VIII, par contre, la
descente est plus certainement un schème d'éloignement
correspondant au texte "bouter arriere". Il est donc
impératif, quand on veut donner un sémantisme précis à un
schème musical, de le confronter au texte.
Le Roman de Fauvel présente un autre élément commun
au texte et à la musique: il s'agit du thème de la souffrance,
exploité essentiellement par l'amant rejeté. Ce thème est
traité de façon moins claire dans la ligne mélodique que dans
le texte littéraire. Au point de vue musical, il s'agit moins
d'un thème que d'une illustration du texte; d'ailleurs, les mots
renvoyant à l'idée de souffrance ne sont pas forcément
associés à un équivalent musical. La p.m.46, par exemple,
développe essentiellement le désarroi et la douleur de l'amant
dans sa partie littéraire, mais aucun thème musical ne se
dégage pour appuyer le texte. Dans d'autres pièces, en
revanche, on trouve des éléments mélodiques clairement
adaptés à l'image littéraire et qui peuvent se répartir en
deux grands groupes, l'un appartenant à la mélismatique et
l'autre recouvrant une part des altérations utilisées dans Fauvel.
La mélismatique est associée au thème de la souffrance
quand celui-ci insiste sur un aspect duratif. Dans la p.m.20 ou
la p.m.44, l'idée principale est que l'amant se trouve dans un
état qui ne peut cesser qu'avec le secours de la dame; ce
secours lui étant refusé, le temps qui passe prolonge sa
souffrance. Dans ces deux pièces, mais aussi dans la p.m.27 ou
la p.m.45, le thème littéraire est appuyé par une
ornementation très riche qui fait "durer" la mélodie.
Tous les termes du réseau sémantique sont associés à un
mélisme et souvent à une tension mélodique, comme sur
"tant me dure" (p.m.20, tension de quarte) ou "mon
cors s'uze" (p.m.44, tension de tierce).
Les altérations, suffisamment rares dans la musique
médiévale pour être notées, expriment avec clarté le
tourment de Fauvel. Il s'agit surtout d'altérations entraînant
modulation ou changement d'hexacorde comme dans la p.m.21,
couplet VI. La p.m.21-VI fait apparaître, dans ses deux derniers
systèmes reproduits ci-dessous, des changements de mode
fréquents ainsi qu'un motif mélodique obsessionnel en
imitation. Il en résulte un texte à l'aspect torturé,
parfaitement adapté à la thématique de la souffrance. Il faut
d'ailleurs noter que ce couplet introduit la seconde partie du
lai, consacrée comme on l'a vu plus haut aux douleurs que
l'amour fait surgir.
(Venant du mode hypolydien...)
Les mêmes remarques s'appliquent au refrain de la p.m.45 et
au couplet II de la p.m.23 où, soit dit en passant, on approche,
par l'expérimentation des altérations, le sol mineur moderne.
Les trois schèmes et thèmes essentiels dans la relation de
la littérature à la musique sont donc l'éloignement / le
rapprochement, la souffrance, et dans une moindre mesure la chute
/ l'élévation. On observe qu'ils forment à eux trois le
message explicite du Roman de Fauvel: la cour faite aux
puissants ( voir Fauvel auprès de Fortune mais aussi le monde
perverti du premier livre), la souffrance causée aux plus
humbles (Fauvel amoureux mais surtout le narrateur face au monde
"bestourné"), puis l'inconstance de Fortune qui
élève ou rabaisse les hommes. Il ne manque guère que le thème
du bien et du mal pour que la musique rejoigne en tous points les
grandes orientations du roman, mais il est vrai qu'une telle
abstraction est difficilement appréciable du point de vue
mélodique; les textes des pièces musicales, de toute façon, y
font référence. Cette première approche révèle en tous cas
que le texte de Gervais du Bus a facilement présenté ses lignes
directrices à la lecture; quel que soit le nombre des
compositeurs qui ont collaboré à la révision du Roman de
Fauvel, leur recréation est fidèle à l'imaginaire premier
du roman.
Retour au haut de la page / I- Définition de
l'imaginaire / II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel
3- Schèmes et thèmes propres à la création littéraire
Un certain nombre de schèmes et de thèmes importants ne se
retrouvent pas en musique, soit que leur degré d'abstraction ne
leur permette pas une adaptation au niveau sonore, soit que le
style de la pièce musicale en dise assez sur l'idée principale
(voir le ton burlesque du charivari).
Le bien et le mal, un des thèmes primordiaux du Roman de
Fauvel, n'apparaît que dans les textes des pièces musicales
- peut-être aussi dans la mélodie, mais de façon trop peu
évidente pour le sentiment musical: que le compositeur se fasse
une image sonore de certaines abstractions ne peut être mis en
doute, mais l'auditeur a en général quelque mal à les
appréhender dans l'immédiateté de la perception sensible. Le
thème est présent tout au long du roman, sauf dans les refrains
et les sottes chansons: il semble que ces deux formes soient trop
brèves et surtout trop légères pour aborder l'idée du bien et
du mal. De l'étude thématique, il ressort que Fauvel est le
personnage qui s'empare le plus souvent de la question, d'abord
à cause de sa fréquence d'intervention dans les pièces
françaises, mais aussi du fait de l'attitude de Fortune qui se
soucie plus de sa vengeance que de quelconques délibérations
manichéennes. Conformément à la tradition courtoise, l'âne
fauve pare sa dame de toutes les qualités; les Hellequines
associent pareillement le thème du bien aux amants vertueux.
Mais il apparaît très vite que c'est le thème du mal qui
domine même s'il est souvent négativé. Ainsi, dans les p.m.21,
22, 44 et 45, Fauvel se déclare exempt de tous vices en usant
des périphrases "je n'en vueil mentir", "sanz
raim de vilté", etc. Une seule fois, il avoue son péché
d'orgueil à la p.m.26: "Fortune, par mon desroy, Si m'a
enhaï" et "Forment me doit doulouser de ce qu'envaÿ
Tele dame d'espouser". Cet aveu vient après deux pièces de
Fortune qui insistent - et sans euphémisme cette fois - sur
l'erreur qu'a commise Fauvel et sur les vices de Vaine Gloire. La
p.m.26 est une façon pour l'âne fauve de s'attirer le pardon de
Fortune. La dernière intervention de Fauvel à Macrocosme, Pour
retrouver alegiance, met pourtant le mal sur le compte des
autres: la dame orgueilleuse, les médisants et l'amour. Le
thème du vice, omniprésent quoique relativement discret,
appelle naturellement celui de la mauvaise foi. Et dans
l'attitude de Fauvel, prompt à nier ses défauts et à les
rejeter sur autrui, l'on découvre en filigrane une illustration
des thèses de Gervais du Bus concernant la vanité du clergé et
des nobles. Le passage qui se déroule à Macrocosme est avant
tout un divertissement, après la longue série de pièces
latines qui précède. Il n'en reste pas moins que la thématique
essentielle du roman demeure présente, même sous forme
atténuée.
Dans la lignée du bien et du mal, on trouve le thème de la
folie et de la sagesse. Lui non plus n'apparaît pas dans les
refrains amoureux ni les sottes chansons. En fait, il se comporte
de façon identique au thème du bien et du mal.
Schématiquement, Fauvel nie d'abord sa déraison en faisant
valoir que la véritable folie est le manque d'amour (p.m.21,
couplets VII - VIII), puis l'avoue à la p.m.26, enfin rejette,
sinon la folie, du moins l'injustice et l'absence de sagesse sur
l'Amour et Fortune à la p.m.48 ("N'est droiz, mes
tors" au refrain IX, "Par voustre escondit sanz
droiture" au refrain XII). Fortune, de son côté, emploie
le réseau thématique de la folie à l'égard de Fauvel (p.m.23,
24 et 49) et ceci avec son habituel franc-parler. Le thème
réapparaît dans le lai des Hellequines où bien sûr l'on
débat pour savoir s'il est sage ou déraisonné d'aimer. Comme
pour le thème du bien et du mal, c'est le côté négatif qui
domine ici puisque le réseau de la folie est bien plus étendu
que celui de la sagesse. Cette dernière, d'ailleurs, voit très
souvent sa signification renversée par un terme négatif: par
exemple, "Fauvel est mal assegné" (p.m.24).
Au premier abord, on pourrait s'étonner que ce thème,
relativement présent dans l'ensemble du corpus français de Fauvel,
n'apparaisse pas dans le charivari. Mais comme le dit justement
Fortune, "Fols ne voit en sa folie se sens non". Les
paroles insensées du charivari sont suffisamment éloquentes
pour que l'auditeur, dans son propre imaginaire, superpose le
concept de folie à ce qu'il entend. Il est certainement plus
question de style et de coutume que de thématique. D'autre part,
l'on peut également considérer, en idée sous-jacente, que
"les fous ne sont pas ceux qu'on croit". Comme on le
verra plus tard, le charivari implique certes un bouleversement,
mais qui tend vers un retour à l'ordre.
Là encore, la correspondance entre les thèmes du bien / du
mal et de la folie / de la sagesse est en parfait accord avec les
thèses de Gervais du Bus sur le monde "bestourné". Il
apparaît peu à peu que la réécriture de Chaillou de Pesstain,
si elle se veut divertissante et théâtralisée, est néanmoins
très proche de la version initiale du Roman de Fauvel, de
ses inclinations et de son message principal. Fauvel amoureux de
Fortune, c'est l'occasion de rappeler les flatteries dont on use
auprès des puissants, l'inconstance de Fortune et la souffrance
des justes (voir l'étude précédente dans II-2) mais aussi
l'absurdité du monde contemporain et le mal qui le ronge. Ces
schèmes et ces thèmes ont été clairement détournés, en
particulier pour la souffrance - Fauvel n'est pas à priori un
"juste" -; ils sont noyés dans les poncifs amoureux.
Cependant, une lecture plus fine montre qu'il s'agit des
éléments les plus fréquemment employés dans l'épisode de
Macrocosme. Ils constituent la trace d'un imaginaire de lecteur -
celui de Chaillou de Pesstain - et ont sans doute une influence,
sinon sur la conscience, du moins sur le subconscient de
l'auditeur.
Il faut enfin remarquer que les schèmes et les thèmes dont
on a parlé jusqu'ici sont quasiment absents du charivari. Quand
on les rencontre, on s'aperçoit qu'il s'agit le plus souvent de
schèmes d'éloignement ou de rapprochement engagés dans des
jeux d'oppositions. (Comme on l'a déjà noté, l'éloignement en
musique correspond souvent à un schème de rapprochement en
littérature, et vice-versa). Le charivari joue donc son rôle de
destruction et d'opposition à l'ordre établi. Il indique
peut-être, paradoxalement, la voie vers un monde meilleur.
En tous les cas le charivari est le lieu privilégié d'un
autre thème littéraire: celui du corps, mais du corps sale, en
opposition aux quelques images employées par Fauvel pour
décrire la beauté de sa dame. Le thème est de circonstance, il
reflète les débordements coutumiers des fêtes des fous et
autres carnavals. Il est lié au thème de l'animalité par des
allusions à la pilosité et par la présence d'un certain nombre
de personnages qui sont des animaux eux-mêmes (l'agace, le chat,
le gorpiz) ou des géants mythologiques monstrueux (Hellequin,
Ermenion). Il faut observer à ce propos qu'il n'y a aucun
personnage humain dans le charivari. Les Hellequines elles-mêmes
sont associées par leur nom au "grant jaiant Qui aloit trop
forment braiant" (v. La747-748). A ce point du texte, l'on
pourrait effectivement parler, au sens propre, de
"bestournement" du monde. Pourtant, on a constaté que
le charivari se détachait de la thématique du vice, de la
souffrance et même, d'une certaine manière, de la folie.
Peut-être faut-il considérer alors que ce nouveau renversement
des choses est une voie vers un retour à l'ordre. Comme on le
verra ci-après, le charivari renvoie au rituel, c'est-à-dire à
une destruction qui permet la reconstruction du monde.
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l'imaginaire / II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel
4- Schèmes et thèmes propres à la création musicale
La première remarque à faire, au niveau de la musique, est
l'homogénéité des motifs mélodiques utilisés tout au long du
roman: les thèmes et les schèmes les plus notables se
retrouvent à l'identique chez Fauvel, Fortune et dans le
charivari, même si par ailleurs, ils n'ont pas exactement la
même portée selon les personnages. Il y a bien sûr des
différences stylistiques évidentes entre une chanson d'amour et
une sotte chanson, mais ce sont des différences de surface, bien
souvent exacerbées par la nature du texte littéraire.
Comme on l'a déjà précisé, le schème primordial dans Fauvel
est la ligne ascendante ou descendante. Il est lié à
l'éloignement / au rapprochement ou à la chute / à
l'ascension. Un autre schème en dérive, qui consiste en une
ligne "contrariée": un motif ascendant commencé ou
terminé par un intervalle descendant, ou bien l'inverse. Ce
schème s'insère très souvent dans un motif de quatre notes.
Suivent trois exemples empruntés à Fauvel, Fortune et au
charivari:
p.m.40:
p.m.23, couplet III:
p.m.57:
L'on pourrait qualifier ce schème de "restrictif"
en cela qu'il exprime l'idée "A mais B" (dessin en ou
en ) ou "Quoique A, B" ( ou ). Il est apparenté au
schème d'aller-retour qui consiste à enchaîner un mouvement
ascendant et un descendant (ou l'inverse).
p.m.30:
Pour l'instant, on se contentera d'observer que la musique,
tout comme le texte d'ailleurs, joue sur les oppositions. Or
l'alternance des contraires est le fait de Fortune. Une fois de
plus, elle représente le principe directeur du roman, dans les
événements qui sont contés comme dans le récit proprement
dit. Attendu que les schèmes musicaux précédemment relevés se
répartissent uniformément entre les personnages, il faut sans
doute considérer qu'ils ont une portée générale attachée au
symbolisme de Fortune.
Il n'en est pas de même pour ce qui est de l'usage des modes:
dans le contexte modal, des thèmes semblables résonnent
différemment selon les personnages. On distingue dans le Roman
de Fauvel trois thèmes importants dont certains aspects se
recoupent: l'imitation, la modulation et le changement
d'hexacorde. Tous trois consistent en une modification de
thématique à l'intérieur d'un mode, ou d'un mode à l'autre.
L'imitation, d'abord, conserve une même schématique pour la
replacer dans diverses thématiques: c'est un motif mélodique
unique qu'on transporte à différents niveaux de la tessiture,
dans un même mode ou à travers plusieurs modes. Ce thème
apparaît chez Fauvel et Fortune seulement (voir, pour les
exemples les plus clairs, les p.m.21-XIII, 22V ou encore 37).
Comme toujours en musique, le sémantisme primaire du thème est
affaire de subjectivité car il en appelle au "sentiment
musical" défini plus haut. Néanmoins, deux aspects
primordiaux de l'imitation viennent frapper l'imaginaire.
Premièrement, le caractère répétitif du mouvement et donc le
sentiment de monotonie. C'est un aspect qui s'accorde assez bien
à l'obsession amoureuse ou au thème de la souffrance.
Deuxièmement, le remplissement de l'espace musical par un motif
qui se répète à tous les niveaux de la tessiture. C'est un
aspect qui s'accorde à la toute-puissance de Fortune, mais
aussi, dans un certain sens, à Fauvel qui s'est imposé à
Macrocosme et qui veut se rendre maître de sa roue.
La modulation, quant à elle, est un changement de thématique
dans le cours de la mélodie. En général, on module par les
premier et quatrième degrés dans Fauvel, ce qui permet
dans un certain nombre de cas de jouer sur les modes plagaux. Ce
genre de modulation est employé uniquement par le personnage de
Fauvel, en particulier dans les p.m.27, 41 et 43. Il permet de
faire porter le changement modal sur des notes pivots qui
expriment à la fois le degré I d'un mode et le IV d'un autre
(voir l'exemple ci-dessous). Il en résulte une modulation très
fluide qui laisse une brève impression de dualité modale.
Notons que la modulation par le IV est encore utilisée dans
l'harmonie moderne (modulation dite "plagale") et
qu'elle est justement réputée pour sa grande douceur.
p.m.41:
L'aspect duel de cette modulation, associé au changement
imperceptible de thématique, n'est somme toute qu'une
résultante d'un procédé théorique et non de l'imaginaire. Le
contexte où elle est employée, en revanche, semble relever d'un
choix de l'auteur. Ni Fortune ni les personnages du charivari ne
s'emparent de ce type de modulation. Fortune, en réalité, ne
module pas: son lai (p.m.23) est écrit presque entièrement en
mode hypolydien, à l'exception du premier couplet (mode lydien
transposé en do). Le fa dièse utilisé dans les couplets II et
III n'est pas l'objet d'une modulation mais plutôt une
altération créée sur le modèle du si bémol, destinée à
éviter le triton (ou encore un emprunt à la musica ficta,
quoiqu'on ne soit pas alors en sol). Il est intéressant
d'observer qu'au couplet II, le fa dièse et le si bémol
s'ajoutent pour réduire le triton à une quarte diminuée. C'est
un premier pas vers la tonalité, brièvement entrevu. Le
personnage de Fauvel, comme on le verra ci-après, pousse
l'expérience de l'altération beaucoup plus loin, puisqu'il
aboutit, à la p.m.45, à un véritable sol mineur. Fauvel, en
fait, est le personnage dédié à la modulation. Le subtil
changement de mode par les degrés I et IV s'adapte parfaitement
au thème de la dualité et de l'hypocrisie des flatteurs. Mais
on peut également considérer qu'il renvoie, dans certaines
pièces, à la thématique de la souffrance par la fréquence des
modulations: on se trouve alors face à des textes doublement
complexifiés par le jeu modal et la rythmique, qui elle aussi
est très recherchée dans les interventions de Fauvel.
Il faut dire que les libertés prises par l'Ars Nova sont
particulièrement flagrantes dans les chansons d'amour de notre
âne. L'ornementation concilie les contraires par l'utilisation
conjointe du tempus perfectus et du tempus imperfectus. Mais
c'est aussi certaines dérives du mode vers la tonalité qui font
l'avant-gardisme du Roman de Fauvel. Dès la p.m.21, un mi
bémol apparaît, sans doute par analogie au si bémol (relatif
à la quinte inférieure, modifiant le demi-ton mi - fa). Puis
c'est un fa dièse au couplet II de la même pièce, qui permet
la transposition du mode lydien en do; enfin le fa dièse
associé au do dièse du couplet VIII, qui rendent un mode lydien
en sol. Ces altérations se trouvent à trois reprises dans les
interventions de Fauvel (p.m.21, 42 et 45) et font l'objet d'une
utilisation abondante dans ces pièces. On parvient, par leur
combinaison, à un véritable sol mineur à la p.m.45:
p.m.45:
En fait, Fauvel, auteur du "bestournement" du monde,
paraît le personnage idéal pour présenter le renversement de
l'Ars Antiqua par les principes de la musica ficta et de l'Ars
Nova. Bien sûr, sa valeur négative est ici oubliée et le
message littéraire cède le pas au message musical.
On pourrait penser que le charivari était plus à même de
faire passer les innovations de l'Ars Nova, par sa fonction de
rejet du monde en place. Il s'avère que, d'une part, les courts
refrains du charivari ne sont pas le lieu pour une réflexion
savante sur la musique, et que d'autre part, ils se révèlent
moins destructeur qu'on ne pourrait le croire. Le charivari,
comme toutes les fêtes des fous au Moyen Age, relève du rite:
il s'agit certes d'une destruction, mais dans le but de
reconstruire un monde quasiment identique. C'est justement le
fait du changement d'hexacorde tel qu'il apparaît dans le Roman
de Fauvel.
Le changement d'hexacorde consiste à faire passer une même
schématique d'une thématique à une autre (par exemple,
transposer un mode lydien à finale fa à partir d'une finale
do). Il faut bien distinguer la transposition de l'imitation:
elle se fait à priori, avant l'écriture, le résultat
final est seul observable.
Le charivari est très instable du point de vue modal. Il
couvre tous les modes à l'exception du deuterus (le mode
phrygien n'apparaît qu'une fois dans le Roman de Fauvel
à la pièce finale). Pour se rendre compte de l'effet produit,
il faut le comparer aux treize refrains de Fauvel qui ne
s'échappent que rarement du tritus. La diversité modale du
charivari tient sans doute en premier lieu à un souci de
réalisme: des gens qui chantent de courts refrains grivois au
cur d'un cortège bruyant ne se préoccupent pas d'une
quelconque unité modale. C'est le son d'un instrument ici ou là
qui donne le ton à ces quasi-improvisations. Toutefois, la
musique du charivari a été clairement notée dans Fauvel
et d'une façon ou d'une autre, elle doit répondre à une
logique d'auteur. C'est d'autant plus évident que la première
chanson du charivari reprend note pour note une complainte de
Fauvel à la facture savante. On se souvient très vite que les
fêtes des fous sont affaire de clercs et de lettrés.
Dans les treize chansons du charivari (le nombre est
peut-être un clin d'il aux treize refrains amoureux de
l'âne fauve), on observe, outre les perpétuels changements de
mode, quatre refrains transposés qui forment le cur de la
fête (p.m.59, 60, 61, 63). Les p.m.59, 60 et 63 sont en mode
dorien transposé en la tandis que la p.m.61 est du lydien en do.
La différence entre ces pièces et les quelques transpositions
observées chez le personnage de Fauvel est que l'altération ne
joue ici aucun rôle. On reste, à quelques exceptions rythmiques
près, dans les règles édictées par l'Ars Antiqua.
De fait, le charivari fait usage des mêmes motifs mélodiques
que le reste des pièces musicales: schèmes linéaires, schème
d'opposition et d'aller-retour, schème d'éloignement et de
rapprochement par le rythme
Le changement d'hexacorde est
une manière d'emmener ces schèmes vers une autre thématique,
de reprendre le message du roman dans un autre contexte: celui du
grotesque et du grivois. Il n'en reste pas moins que le charivari
présente un véritable classicisme d'écriture. Il consiste
effectivement en un bouleversement du monde, mais il s'agit cette
fois de revenir à l'ordre: une modalité grégorienne et un
tempus perfectus. La seule pièce qui déroge vraiment à ce
principe - si l'on excepte le premier fatras qui est une parodie
- est le lai des Hellequines. Il semble que dans le Roman de
Fauvel, l'innovation prime dès qu'on parle d'amour. Ce lai,
d'ailleurs, ne s'apparente absolument pas au bouleversement du
charivari; par son caractère, il se situe à la fois dans la
grande tradition des cours d'amour et dans le monde bestourné de
l'Ars Nova. Par sa polyvalence, il n'offre aucune prise aux
aléas du roman.
On peut malgré tout s'interroger sur l'idée d'un retour à
l'ordre instauré par le charivari. Sa place dans le roman, avant
le combat des Vices et des Vertus (c'est-à-dire quand rien n'est
encore joué), le dénouement même de l'uvre qui finit sur
le saccage du Jardin de France altèrent l'optimisme qui paraît
s'en dégager. En réalité, la fête nocturne se rapproche du
personnage de Fortune qui promet la chute de Fauvel mais sans la
mettre en application. Comme la Pythie du monde antique, le
charivari ne dit pas; il indique. Du point de vue
de l'imaginaire, il se situe dans la fonction symbolique de
l'image; il appelle des événements qui se placent dans le
non-dit du texte.
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l'imaginaire / II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel
III- L'espace-temps de la
création, fonctions symboliques
1- L'appel des contraires: habitation de l'espace
Dans le monde privilégié de l'uvre, l'espace et le
temps s'organisent selon les modalités de l'imaginaire de
l'auteur. Il en résulte une architecture spécifique de la
schématique et de la thématique. Une des meilleures façons de
comprendre l'organisation d'un texte est de considérer le
comportement des contraires. Dans le Roman de Fauvel, il
apparaît bien vite que les termes opposés s'attirent.
Il suffit de considérer les différents schèmes qui ont
été dégagés pour se rendre compte qu'il s'agit souvent de
doublets: éloignement / rapprochement, chute / ascension, bien /
mal, folie / sagesse, schèmes de restriction et d'aller-retour
en musique. Les innovations de l'Ars Nova permettent en outre de
concilier tempus perfectus et tempus imperfectus dans des rythmes
tels que . On se souvient que le déplacement des acteurs dans le
lieu théâtral se fondait déjà sur un système d'aller-retour.
Il faut considérer deux aspects de ces oppositions. L'un
concerne tout ce qui est de l'ordre du mouvement physique:
déplacements d'acteurs et, pour une part, déplacement de
"l'être-son" - d'après la formule d'Ansermet - dans
l'espace privilégié musical. On a ici à faire à des trajets
qui s'éloignent d'un point pour y revenir. L'idée sous-jacente
est que le monde ne change pas, ou plutôt que les
bouleversements qu'il subit le ramènent toujours, en fin de
compte, à son état premier. En d'autres termes, la vie se
déroule dans un monde clos, modifié perpétuellement par
Fortune mais tournant sur lui-même. Il est notable que les
prières du narrateur ne soient jamais suivies d'effet. Les
seules interventions divines sont celles de Fortune (la Vierge et
les Anges ne modifient pas le déroulement du récit), mais son
rôle consiste plutôt à faire "fonctionner" le monde,
à lui donner la vie donc le mouvement, plutôt qu'à le changer
radicalement.
D'autre part, le Roman de Fauvel met en scène des
confrontations qui ne tiennent plus du mouvement mais du
face-à-face. Ce sont tous les termes opposés qui coexistent en
littérature, les schèmes de restriction en musique, les
positions parfois contraires du texte et de la mélodie, dans le
charivari en particulier, c'est bien sûr le combat des Vices et
des Vertus. Les jeux d'oppositions participent ici d'une vision
manichéenne du monde.
A travers les deux aspects qui viennent d'être explicités,
l'on peut conclure à une idéologie qui s'éloigne de la pensée
médiévale. L'espace du Roman de Fauvel est un monde où
le bien et le mal coexistent et où rien n'indique de façon
claire une victoire définitive des justes. En fait, Fortune
elle-même interrompt le combat des Vices et des Vertus,
empêchant par là un quelconque dénouement. Malgré ses
promesses aux Vertus, malgré le charivari qui paraît l'annonce
d'un retour à l'ordre, on se trouve dans un monde contrasté,
réaliste, où rien ne permet de prévoir l'intervention de la
divinité. Le Roman de Fauvel se termine d'une part sur
une prière dont on ne sait si elle sera exaucée, d'autre part
sur une chanson à boire: "Ci me faut un tour de vin, Deus!
Quar le me donnez." L'image du vin est ambiguë; elle peut
renvoyer au sang du Christ et à la Rédemption, ou bien à
l'ivresse et à l'oubli. L'uvre en tout cas reste ouverte.
Elle s'écarte ainsi de la tradition théâtrale qui voulait que
toujours, le monde soit réordonné par Dieu après les maintes
péripéties du récit. C'est une vision du monde plus moderne
qui s'instaure.
Sur le plan de l'imaginaire proprement dit, on observe qu'un
espace commun a été créé pour les trois niveaux scénique,
littéraire et musical. La confrontation des Vices et des Vertus
se joue au premier degré sur la scène, mais les face-à-face
sont présents à l'intérieurs même du texte. Les aller-retour
entre les mansions, ou entre la place et les mansions, sont
reproduits physiquement par l'être-son et plus abstraitement par
les oppositions des schèmes de rapprochement et d'éloignement.
On se situe ici dans l'espace privilégié du texte qui n'est ni
littéraire ni musical mais qui présente un monde recréé selon
une architecture de l'opposition et du mouvement circulaire
continu.
Pour que ce monde soit complet, il lui faut une notion de
temporalité. Or, les schèmes du Roman de Fauvel engagent
explicitement une conception dite "prométhéenne" du
temps.
Retour au haut de la page / I- Définition de
l'imaginaire / II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel / III- L'espace-temps de la
création, fonction symbolique
2- L'appropriation du temps: schèmes prométhéens
Le relevé des termes temporels dans le texte littéraire
montre que deux schèmes opposés s'y disputent la préséance:
un schème d'éternité ou, à défaut, de longueur de temps, et
un schème de négation du temps. Le premier s'exprime à travers
des expressions telles que "touz jours", "touz
temps", "touz les jours de la semainne",
"demourer". Le second use des adverbes "ja",
"ne
mes", "ainz", "onques".
Dans les pièces interprétées par Fauvel, ces schèmes servent
essentiellement à proclamer l'éternité de l'amour et la
persistance de la dame dans son refus. Le même usage en est fait
dans le lai des Hellequines. Toutefois, le schème d'éternité
permet également à Fortune d'insister sur sa toute-puissance et
sur sa maîtrise du temps: "Touz les jours de la semainne
Donne ou bonne ou male estrainne", "mon esmouvement Met
en delai faintement" (p.m.23). Le charivari se distingue une
fois de plus en n'usant pratiquement d'aucun terme temporel (donc
en niant le temps à sa façon). Les deux seules occurrences se
trouvent à la p.m.57. Elles encadrent le texte de la chanson par
une référence au passé ("l'autrier") puis au futur
("lundi", sous entendu "lundi prochain");
d'une certaine manière, cette pièce couvre elle aussi le temps
dans son ensemble.
Le troisième schème temporel important dans Fauvel
est le présent, exprimé par l'adverbe "or". Il
faudrait d'ailleurs parler de thème plutôt que de schème
étant donné le statisme de l'élément. Fortune ne l'utilise
pratiquement pas, si ce n'est pour témoigner de sa nature
changeante: "Ores fais la Magdalene, Or sui diverse et
grevainne" (v.6.3.2/6.4.1, p.m.23). Quant à Fauvel, il
l'emploie en relation avec le thème de la souffrance afin de
rendre plus présente l'acuité de son mal: "la tres grief
pensee Par qui il [mon cur] languit orendroit"
(v.2.1.3/2.1.4, p.m.48). Il s'agit surtout d'un thème de
circonstance.
L'idée principale est donc bien une prise de possession du
temps, que ce soit en le niant ou en l'occupant pleinement. Les
partisans d'une approche par l'imaginaire parlent dans ce cas
d'attitude prométhéenne: on conquiert l'univers en l'emplissant
de soi, on s'accapare en quelque sorte un attribut divin.
Ce comportement de pleine occupation du temps se retrouve en
musique, essentiellement chez Fauvel. On observe dans
l'ornementation une volonté de remplir le plus possible la
durée du modus en usant de valeurs brèves allant jusqu'à la
minime. Cette "course à la brièveté", ainsi que
l'appelaient les partisans de l'Ars Antiqua, fut une tendance du
temps. La minime, créée à la fin du XIIIème siècle,
permettait une subdivision binaire, voire ternaire de la
semi-brève et accentuait la virtuosité des pièces. Le Roman
de Fauvel joue de ces dernières innovations à tous les
niveaux, combinant l'aspect parfait ou imparfait du modus, du
tempus et de la prolatio. Toutes les expériences rythmiques sont
alors permises et le cadre temporel se remplit d'ornements très
riches. On aboutit à des pièces qui consistent en une
succession de degrés forts ornementés, chaque degré pouvant se
prolonger sur plusieurs temps dans une sorte d'immobilité
spatiale. Le lieu ne change pas, mais la musique s'approprie les
plus petits instants, comme le montre la p.m.22:
Fauvel, en bon chantre de l'Ars Nova, est le personnage qui
utilise le plus l'ornementation et les valeurs brèves. Seuls les
lais échappent à cette tendance; il faut dire que leur forme,
déjà longue, ne s'y prête guère.
Quant à Fortune et au charivari, ils reprennent à leur
compte, quoique d'une manière satirique, l'occupation à
outrance du temps musical. Les p.m.24 et 55 parodient
respectivement les 22 et 42. Si l'on se place dans une optique du
parallélisme entre le texte et la musique, il faut comprendre le
schème d'occupation du temps comme un élément commun à tous
les personnages. Si en revanche on se situe dans le seul cadre
musical, il faut faire primer l'aspect parodique des p.m.24 et 55
et réserver le schème à Fauvel. Cette seconde explication,
cependant, pose problème. D'une part, elle fait porter la
moquerie sur l'imitation mélodique alors que c'est le décalage
textuel qui donne la mesure de la parodie. D'autre part, elle nie
tout message imaginaire temporel à l'ornementation et n'en fait
qu'une revendication aux bouleversements de l'Ars Nova. C'est
pourquoi nous préférons privilégier la première explication
et l'attitude résolument prométhéenne déjà observée dans le
texte littéraire.
Le schème d'occupation du temps semble procéder d'un
fantasme, tout comme le charivari ou le thème de la fin du
monde. Le charivari et l'apocalypse reposent sur l'idée
qu'au-delà du monde en place se trouve un monde meilleur. Il
s'agit de détruire pour reconstruire, c'est la poursuite d'un
idéal à travers une nouvelle Genèse. (v321-326: "Mès ce
qu'il avait ordenei Est mué et si mal menei Qu'il convient par
droite raison Que près soion de la saison En quoi le monde
finera Ou Dieu autre monde fera".)
La totale occupation du temps revient à arrêter l'éternelle
succession du passé, du présent et de l'avenir, soit à bloquer
le mouvement du monde et la roue de Fortune. C'est envahir le
temps pour mieux s'y soustraire. On reconnaît là, bien sûr, le
fantasme de Fauvel. Mais le schème étant commun à l'ensemble
du corpus français, il faut peut-être lui attribuer une portée
plus générale, à visée religieuse. Fortune elle-même emploie
les schèmes d'éternité et de négation du temps. Ce monde
atemporel, délivré de l'élévation des méchants, de la chute
des justes, délivré des oppositions même - car l'infini est
par essence unique - est sans doute le monde de l'au-delà. En
effet, comme nous le montrent les roses des cathédrales, le
chrétien peut se soustraire aux vicissitudes de la fortune en
rejoignant le centre de la roue. Le Christ siège au centre du
cercle et tous les rayons de la rose médiévale convergent vers
lui. Il symbolise la voie vers la perfection.
La vision prométhéenne du temps vient donc compléter la
description des oppositions qui constituent l'espace terrestre.
Certes, le roman finit dans l'expectative, le monde est condamné
à la cohabitation du bien et du mal, l'intervention divine est
incertaine. Mais l'essentiel se trouve au-delà. Le texte joue de
sa fonction symbolique. Il présente le monde avec ses
contradictions, son présent lié à la souffrance (voir ce qui a
été dit sur l'adverbe "or"), et lui oppose
l'éternité à conquérir. L'autre monde se situe au-delà du
texte, après la prière finale; il n'est pas écrit mais
seulement suggéré.
Ces conclusions doivent être prises avec précaution. En
effet, l'on étudie un corpus dominé par le personnage de
Fauvel, et les "toujours" et "jamais"
associés à l'amour font partie de la tradition courtoise. Pour
conclure plus sûrement, il faut s'intéresser brièvement au
corpus latin.
Il apparaît que dans toutes les pièces qui dénoncent les
vices de la société, c'est-à-dire essentiellement dans celles
qui accompagnent le premier livre, les indications de présent
(jam, nunc) sont majoritaires. On les rencontre aussi dans les
menaces de Fortune à Fauvel: "Falvelle, qui jam
moreris" (p.m.52). L'immédiat est donc lié au vice et à
la souffrance, à l'état observable du monde et à la
difficulté d'y vivre, que ce soit pour les justes qui pâtissent
de la puissance des méchants, ou pour les méchants eux-mêmes
qui sont condamnés à déchoir.
Face au présent, on retrouve quelques schèmes d'éternité
mais surtout des schèmes concernant la fuite du temps, fuite
débouchant sur la mort et sur un non-temps. C'est d'ailleurs
l'idée principale des p.m.51 et 52, et du verset numéroté 70
chez Emilie Dahnk: "Omnia tempus habent". Fauvel est
invité à songer à l'aspect transitoire du monde. L'au-delà
n'est pas clairement cité mais il s'impose derrière tous les
schèmes qui expriment une fin. La terre est présentée comme
une image passagère: le vrai monde est ailleurs.
p.m.51:
La notion d'éternité apparaît encore dans l'épisode de la
Fontaine de Jouvence. Le péché de Fauvel consiste à croire
qu'il peut obtenir l'immortalité sur terre et par la voie
d'Hérésie alors que le seul moyen de se soustraire au temps est
la foi en Dieu.
L'attitude prométhéenne se situe donc au-delà du cadre
temporel du récit, dans un futur. Dans une confrontation
supplémentaire, elle s'oppose au présent, mais l'enjeu du texte
est précisément de résoudre cette confrontation par les
nombreuses prières du narrateur et du peuple parisien. Ces
prières ne sont pas suivies d'une intervention divine sur terre,
elles sont plutôt un moyen de mériter son paradis. La prière
et la renonciation aux richesses, on s'en souvient, se
superposaient à l'annonce de la fin du monde, au premier livre:
elles étaient une façon de se préparer au jugement dernier.
L'utilisation de la temporalité suit le même schéma.
La nouveauté idéologique du Roman de Fauvel tient en
ce que les prières restent matériellement, terrestrement
inexaucées. Les Vertus sont promises au Paradis mais Fauvel
n'est pas vaincu. Les miracles ne sont plus destinés à ce
monde. Le véritable miracle est la conquête de l'au-delà.
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l'imaginaire / II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel / III- L'espace-temps de la
création, fonction symbolique
3- Le sens du texte
Après avoir précisé les grandes tendances thématiques et
schématiques qui habitent l'espace-temps du roman, il reste à
définir la ligne organisatrice qui porte le texte vers son
dénouement. Pour ce faire, il faut considérer le point de
départ de l'uvre et son point d'arrivée.
Le premier livre du Roman de Fauvel se situe dans le
présent des spectateurs. Il met en scène un monde bouleversé
dont Fortune est l'auteur et se termine sur l'annonce de la fin
du monde, annonce qui coïncide avec la première pièce de notre
corpus musical français.
Le rondeau Porchier mieus estre est à la fois une
synthèse du premier livre (il apparaît dans le même but à la
fin du second livre), un rejet de tout ce qui a été présenté,
et une base pour la création musicale qui va suivre. C'est un
texte extrêmement structuré qui joue sur les oppositions, les
parallélismes et les effets de miroir. Par son statut spécial
(premier texte du corpus français, apparaissant deux fois dans
le cours du roman, seule pièce musicale française du narrateur
avec la chanson à boire finale), il mérite une brève étude
formelle. (Cliquez ici
pour les exemples musicaux. La page s'ouvrira dans une nouvelle
fenêtre.)
Il s'agit d'un rondeau structuré conformément aux règles du
genre (texte en ABCADEAB, musique en abaaabab). Le texte
littéraire joue sur une rime en -orchier qui apparaît non
seulement à la fin mais aussi au début du vers: porchier,
torchier, escorchier, or chier. Il semble bien que l'or et la
richesse en général soient ici visés, par leur mise en
relation avec les porcs, avec les flatteurs qui
"torchent" Fauvel et avec ce qui peut s'apparenter à
une sentence, tout du moins à une destruction dans le verbe
"escorchier". En même temps, le narrateur revendique
le métier de porcher, donc l'animalité et le thème du sale qui
a toujours été associés aux porcs: ce sont précisément les
thèmes du charivari et par conséquent du retour à l'ordre. Le
jeu des rimes fait apparaître une symétrie dans le refrain et
des parallélismes en début et fin de vers. Cette architecture
renforce les oppositions entre "porchier" et
"torchier", "porchier" et "or
chier", ou encore "escorchier" et
"torchier".
Du point de vue musical, le texte présente les principaux
schèmes qui seront utilisés par la suite: schèmes de
restriction (voir le motif de quatre notes qui fait d'ailleurs
l'objet d'une jeu de miroir contrapuntique), schèmes
d'opposition (voir le contrepoint qui vient d'être cité,
l'utilisation conjointe des tempus perfectus et tempus
imperfectus), schème d'aller-retour (voir la mesure à 9/8). On
observera en outre la symétrie des groupes et qui fait écho à
celle du texte (porchier/torchier). Enfin, les deux phrases
musicales qui forment la mélodie sont attachés respectivement
au personnage du narrateur et à Fauvel. Or, la seconde est un
condensé de la première (les trois motifs a, a' et b la
composent). Très courte, elle fait l'effet d'un rejet; sa
ressemblance de surface avec la première phrase accentue les
oppositions profondes.
Le rondeau porchier mieus estre, à la base du corpus
français, pose en point de départ le monde rongé par les
confrontations. Il va s'agir ensuite de dépasser ces
oppositions. Le roman se dirige vers une série d'essais qui
tournent à l'échec: le charivari, prophétique sans doute, mais
qui ne change rien à l'état du monde; le combat des Vices et
des Vertus qui est arrêté avant son dénouement; la prière,
enfin, qui elle ne peut pas échouer mais qui se verra exaucée
dans l'au-delà plutôt que sur la terre. Dès la fin du duel
amoureux - passage essentiellement divertissant, idéal pour
présenter les bouleversements de l'Ars Nova -, Fortune incite
Fauvel et le spectateur à penser à l'aspect transitoire des
choses. Le monde est entraîné par sa roue, c'est pourquoi les
oppositions ne sont pas réductibles ici-bas. On peut par contre
espérer en l'au-delà. La venue de la Vierge et des Anges sur
terre prouve qu'il faut croire en la divinité, mais en une
divinité céleste dont le rôle n'est pas d'agir directement sur
le monde. La Vierge ne descend pas jusqu'aux hommes: elle demeure
sous un dais dans le ciel. Quant aux Anges, ils font un
aller-retour incessant du ciel à la terre, en empruntant des
échelles qui reposent sur les pignons de la maison,
c'est-à-dire sur la partie du monde la plus proche des sphères
supérieures. En fait, seuls Gabriel, envoyé par la Vierge pour
distribuer le pain aux Vertus, et Fortune, maîtresse du monde,
descendent parmi les hommes. Le céleste et le terrestre sont
clairement distincts. La prière sert à sauver son âme plus
qu'à s'assurer un bonheur terrestre.
Si l'uvre reste ouverte, c'est parce que le monde d'en
bas est par essence imprévisible, soumis à Fortune. Le retour
à l'ordre définitif, l'arrêt de la roue, n'est possible
qu'au-delà, dans l'éternité. Fauvel tente sa quête de
l'éternité dans la Fontaine de Jouvence, le chrétien dans la
prière. Le Roman de Fauvel, partant d'un constat
désabusé, tient à la recherche religieuse d'un ailleurs. Il se
termine sur une chanson à boire très ambiguë, Ci me faut un
tour de vin, qui basiquement est un retour au monde après la
prière finale. Dans le vin, l'on peut trouver l'oubli du monde,
en attendant l'hypothétique apocalypse qui verra la destruction
de Fauvel. Mais on peut aussi considérer ce refrain comme un
appel à la Rédemption. Si l'on accepte de voir dans le
"Deus!" plus qu'une interjection, alors le vin prend sa
valeur christique et salvatrice, et sous la chanson à boire se
cache une prière ultime.
La musique n'est pas éclairante à ce sujet. La mélodie
dessine un aller-retour - grossièrement la si do si la -, mais
elle s'accroche longtemps à sa poutre supérieure, mimant les
longues plages d'immobilité tonale liées à l'ornementation. En
outre, ce séjour sur le do intervient au centre du refrain,
comme au centre de la roue. L'ambiguïté demeure donc.
Un dernier élément confirme l'ouverture de l'uvre. Ce
dernier refrain est écrit en mode phrygien transposé en la. Or,
c'est la seule fois que le mode authente du deuterus apparaît
dans notre corpus français. Il semble bien que cette ultime
chanson appelle du nouveau: oubli du monde ou changement de
monde, la fin du Roman de Fauvel tranche avec le cours de
l'uvre, elle s'ouvre sur l'au-delà de ses propres mots, de
ses propres choix mélodiques.
Le Roman de Fauvel se présente donc comme une
uvre extrêmement homogène du point de vue des schèmes
primordiaux. Quoique différents auteurs aient contribué à la
création du BN146, leurs imaginaires se sont unis vers le but
ultime du texte sans jamais renier les grandes orientations de
Gervais du Bus. L'idée a été avancée que Gervais aurait pu
contribuer à la réécriture de son texte. Au vu de la
remarquable coïncidence entre les schèmes du BN146 et
l'idéologie du premier Roman de Fauvel, l'hypothèse est
effectivement à considérer. Quoiqu'il en soit, c'est bien un
message religieux qui passe à travers le cadre spatio-temporel
de l'écriture. L'ouverture du roman est une invite à une
nouvelle réflexion sur l'homme et sur la foi.
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l'imaginaire / II- Thématique et schématique
du Roman de Fauvel / III- L'espace-temps de la
création, fonction symbolique
Conclusion
Au terme de cette étude, il s'avère qu'on ne peut donner un
sens au BN146 en le morcelant (littérature d'une part, musique
d'autre part). Le projet de Chaillou de Pesstain ne s'explique
que par le lien étroit des textes et des mélodies dans l'espace
privilégié de l'uvre. Les rapports qu'entretiennent les
deux aspects artistiques permettent de dégager structurellement
des visées différentes dans les livres I et II et d'en proposer
une lecture dramatique selon le schéma préambule - narration.
Le cadre imaginaire s'incarne dans l'espace théâtral et l'on
découvre sur scène, matériellement, les grands mouvements
schématiques de l'uvre: par exemple l'aller-retour,
littéralement personnifié par les acteurs.
Mais c'est au niveau restreint du mot et du neume qu'on
apprécie pleinement la création de Chaillou de Pesstain. Sur
les matériaux artistiques que lui offrait son époque - les
poncifs littéraires, l'Ars Nova, le texte même de Gervais du
Bus - il a su greffer un imaginaire particulier, fondé sur le
mouvement et l'opposition, et parvenir finalement au message
religieux.
Le Roman de Fauvel est un bon exemple de l'aspect
global et unitaire de l'imaginaire. Il s'agit d'un monde
reconstruit visuellement et auditivement, contraint par des
règles génétiques, entendons par là des règles qui
président à la naissance de n'importe quel être sonore ou
écrit et qui délimitent ainsi l'univers inventé. Les
dernières bornes de ce monde sont les estrades du théâtre où
s'incarnent les choix de l'imaginaire. L'espace d'une
représentation - d'un rituel - on expérimente une autre Genèse
au sein d'un univers plus vrai. La création devient le lieu
privilégié d'une réflexion sur l'homme, parfois sur Dieu.
L'on regrettera que cette étude n'ait porté - du point de
vue de l'imaginaire - que sur le corpus français. Il serait sans
doute enrichissant de s'intéresser aux nombreuses pièces
latines qui ont été remaniées pour entrer dans le Roman de
Fauvel. Regrettable également le fait que l'étude
musicologique ait été basée sur une transcription et non sur
le manuscrit. En effet quelques points de détail concernant la
notation mériteraient d'être approfondis.
Nous l'avons dit, la lecture est rituel; elle va jusqu'à la
recréation dans l'imaginaire du lecteur. Aujourd'hui, une
meilleure compréhension du Roman de Fauvel devrait passer
par la représentation. Non une représentation partielle de
quelques morceaux choisis, mais une recréation complète où les
pièces musicales retrouveraient leur rôle structurateur.
Théâtre et musique sont des arts qui ne peuvent s'appréhender
à voix basse. Le sentiment musical, écrit Ansermet, se
caractérise par une "évidence sensible". L'étude
devrait commencer - ou recommencer - au spectacle.
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théâtralité du Roman de Fauvel
Annexe / Bibliographie
Aurélie Herbelot (ah433@cam.ac.uk) - Thèse de Maîtrise - Soutenue à l'Université de Savoie, Chambéry, France, 1998