Etude des processus de la
création
Roman de
Fauvel de Chaillou de Pesstain - fr.146
La structure du Roman de Fauvel
Sur la musique du Roman de Fauvel:
" Plusieurs de ces pièces ne sont certainement pas
de lauteur de la compilation copiée dans notre manuscrit,
et quelques-unes nont aucun rapport avec le roman dont
elles encadrent le texte. On y trouve en grande abondance des
fragments liturgiques [
] dont ladmission à cet
endroit ne sexplique que par un caprice assez singulier.
Mais dautres [
] ont été composées exprès pour
accompagner notre roman; elles contiennent contre Fauvel, en
latin Fauvellus, Falvellus ou Favellus, des plaintes dénuées
dailleurs de tout intérêt. "
Gaston Paris écrit ces lignes en 1898, devant
limpressionnante compilation de pièces médiévales qui
accompagne Fauvel. Approuvé par Langfors en 1914,
critiqué par Emilie Dahnk en 35, il est à la source dune
controverse qui persiste encore, dans une moindre mesure, de nos
jours. Ainsi Bernard Gagnepain écrit-il en 1996;
" [Les interpolations musicales] nont été
choisies que pour leur sens qui sadapte plus ou moins au
contenu du poème. [
] La situation densemble est
assez anarchique. On ne décèle de la part de Chaillou du
Pestain aucun souci de cohérence musicale; son désir est
simplement de mettre des idées en chansons à laide de
pièces qui circulaient à lépoque, et non de faire
uvre dart. "
Il est incontestable que la diversité et l'abondance des
formes musicales utilisées dans Le Roman de Fauvel peut
déranger. L'interpolation de Chaillou de Pesstain a fait de
l'uvre un ensemble en apparence hétérogène, touffu, dont
on dégage assez mal les lignes directrices. Pourtant, si des
différences de structures sont observables entre le premier et
le second livres, il nen reste pas moins que les pièces
musicales sadaptent parfaitement au découpage et au ton de
luvre - uvre rhétorique dans sa première
partie et narrative dans la deuxième.
I- Deux livres et deux structures
Par son remaniement du roman, Chaillou de Pesstain a plus ou
moins bouleversé la structure initiale de Fauvel. Les
changements se sont essentiellement portés sur le second livre.
En effet, le premier livre a été interpolé musicalement, mais
na subi aucune modification sur le plan du texte; la
musique y joue donc le rôle dillustration, de complément
de signification, mais elle suit le grand découpage mis en place
par Gervais du Bus. En revanche, le second livre a pris une toute
autre tournure avec le dialogue amoureux de Fauvel et Fortune, le
récit du mariage et de la joute. La musique y suit le cours du
récit. Forme orale par excellence, elle se prête aux dialogues,
à la personnification. En accord avec un texte plus narratif,
elle fait passer l'uvre de l'allégorie à l'histoire et
remplace les abstractions par des personnages bien réels,
incarnés par les chanteurs.
Ce sont donc deux livres extrêmement dissemblables qui se
présentent à la lecture du BN146. Par leurs différences de ton
et de forme, ils s'apparentent à deux genres littéraires
distincts - si du moins le terme de genre littéraire est
signifiant lorsqu'on parle du Moyen Age: disons plutôt qu'ils ne
peuvent être appréhendés pareillement par le lecteur. Le
premier livre, essentiellement fondé sur lallégorie, est
une mise en accusation du monde et de sa corruption. Les classes
sociales y sont tour à tour vilipendées avec une même
virulence. Le narrateur parle du monde dans lequel il vit, menace
du pire pour le futur et ne se sert du cheval fauve quafin
de personnaliser les perversions quil dénonce. Il ny
a rien de narratif dans ce livre; il sagit plutôt
dun discours (discours rhétorique comme on le verra
ci-dessous), il répond à une structure simple, directement
appréhendable à loral. La musique sous-tend la thèse
défendue dans le discours.
Le second livre, par contre, est clairement narratif. Fauvel
n'y est plus une personnalisation du Vice mais bien plutôt le
Vice en action, pensant et agissant. Il est entouré de nouveaux
personnages et le narrateur lui-même se fait ménestrel et
acteur, le conteur d'une histoire vécue. Le fait qu'il ait
assisté aux événements qu'il relate donne évidemment plus de
poids à ses convictions, et la satire est toujours très
présente. Cependant, la description du monde est à la fois
adoucie et plus réaliste dans ce livre. La musique sert de
parole aux personnages, elle ne dédaigne ni les sujets ni les
formes profanes (l'amour, le lai, la sotte chanson
); en
alternance avec le texte, elle fait avancer l'intrigue dans le
temps narratif.
I- Le premier livre (Cliquez ici pour le tableau
structurel. Il s'affichera dans une fenêtre séparée.)
1- Un discours rhétorique
Le premier livre est construit sur une dénonciation de la
corruption dans le monde. Il prend la forme d'un discours qui
s'articule selon les canons rhétoriques, en quatre mouvements:
exemple (hypothèse), thèse, preuve et conclusion (voir le
tableau page suivante).
Le personnage de Fauvel est essentiellement un prétexte pour
présenter le renversement de l'ordre établi par Dieu. Si, dans
les premiers vers, il est mis en scène comme un personnage de
fiction, c'est bien le réel qui prend le pas peu à peu. La
thèse du narrateur est certes teintée d'allégorie: les animaux
au-dessus des hommes, la nacelle "Eglise" naufragée,
la lune sur le soleil. Mais les accusations contre l'Eglise et
les nobles sont tout à fait d'actualité, chacun peut observer
au quotidien les faits imputés aux religieux: des prêtres qui
préfèrent la vie mondaine à leurs sermons, l'accumulation des
richesses chez les chanoines
L'allégorie est également
présente avec la plainte de l'Eglise, mais elle renvoie à
l'actualité et au procès des Templiers. La référence aux
premiers pères de l'Eglise ancre elle-même la vindicte du
narrateur dans la réalité. Vraie, réelle par essence,
l'Ecriture ne met que mieux en lumière le bouleversement du
monde. Comparer les temps mythiques à l'état observable de la
chrétienté, c'est prendre la mesure du non-respect du rite et
de l'exemple fondateur de la société. Le parallèle entre les
deux mondes autorise le narrateur à annoncer l'apocalypse,
l'effondrement d'un ordre qui se maintenait par la répétition
des préceptes inculqués par les pères.
En cela, le premier livre du Roman de Fauvel
s'apparente véritablement au genre discursif: on y parle de
réalité et non de fiction. Le narrateur n'est pas un personnage
inventé, c'est un homme qui réagit aux tendances de la
société dans laquelle il vit.
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2- L'apport de la musique: une polyphonie
structurelle
Tout le premier livre, à l'exception de la conclusion, est
interpolé de motets et de proses. Le choix de ces deux formes
est en lui-même révélateur puisqu'il apporte, en termes
rhétoriques, un "argument d'autorité" aux thèses
développées par le narrateur. Ce sont en effet des formes qui
se construisent sur des textes musicaux déjà existants, très
souvent religieux; elles se fondent à la fois sur le passé et
le sacré.
La prose, d'abord, est un texte qui trope un ou plusieurs
mélismes, donnant lieu à la prosula. Elle se prête en
particulier aux jubilus, broderies qui terminent les
parties ou fins de pièces grégoriennes. Il s'agit donc d'un
texte religieux, s'insérant sur les notes "libres"
d'une mélodie, et censé manifester l'allégresse du chantre
devant Dieu. La prose prolonge le concept du jubilus: on allonge
la musique d'un chant pour mieux montrer la joie du croyant, puis
on allonge le texte à son tour, car on a le sentiment qu'il y a
dans le jubilus une place pour une prière supplémentaire. Au
fil du temps, la prose va se détacher de la pièce grégorienne
à laquelle elle appartenait pour former un morceau à part
entière. C'est cette forme que l'on rencontre dans le Roman
de Fauvel, avec bien sûr des textes adaptés au récit. En
tous les cas, l'utilisation d'une forme tirée du grégorien -
donc de l'Ecriture divine elle-même - place le discours du
narrateur sous l'égide du Créateur. Rappelons que le grégorien
est à la base un embellissement musical des Ecritures, propre à
en faire ressortir la spiritualité: "La mélodie
grégorienne est intimement liée au latin, langue de la liturgie
occidentale, qu'elle embellit et ennoblit. [
] Le texte
sacré transforme la mélodie grégorienne en une prière objectivement
bonne, voire parfaite, et qui se prête admirablement à exprimer
les diverses nuances spirituelles du texte." On
peut d'ailleurs supposer que ces pièces monophoniques, au texte
si proche des visées du discours, sont chantées par le
narrateur. Elles sont pour lui un moyen de se placer du côté de
la vérité divine, et donc de parer à toute contradiction.
Le motet jouit des mêmes avantages. Qu'il soit à deux, trois
ou quatre voix, il se construit toujours sur la base d'un ténor
qui est en général une phrase mélodique empruntée à un texte
plus ancien. Le ténor de la p.m.5, par exemple, est "la
mélodie de la première strophe d'une séquence d'Adam de saint
Victor pour tous les saints". Les motets, du moins dans le
répertoire latin, ont par conséquent un fondement ancien et
religieux qui leur confère une autorité incontestable. L'usage
de la langue latine, est en lui-même un argument: c'est la
langue des clercs, de ceux qui sont habilités à parler du
divin.
Il faut néanmoins mettre à l'écart la p.m.29, un motet à
trois voix écrit en français, dont le ténor est chanté par
Fauvel. Cette pièce fait le lien entre la "preuve"
(accusation des nobles) et la conclusion (fin du monde). Elle
prédit un avenir sombre à l'ensemble de l'humanité. Son ténor
- son fondement, sa pierre d'angle - est une parole de Fauvel sur
une mélodie qui rappelle les sottes chansons. Elle introduit les
deux dernières pièces du livre I qui n'appartiennent, elles non
plus, ni à la forme de la prose ni à celle du motet. Il s'agit
du rondeau "Porchier mieus estre ameroie" (p.m.30) qui
constitue également le ténor de la p.m.122, et de l'Alléluia
pour la Pentecôte "Veni Sancte Spiritus" (p.m.31).
Jusqu'au XVème siècle, le rondeau, issu d'une
forme chorégraphique (la "ronde"), est exclusivement
français. C'est une forme fixe dont la structure est en tout
point respectée dans le Roman de Fauvel. La p.m.30
paraît construite de façon à être accessible à tous: elle
réunit une forme musicale populaire et un texte en français
très simple à saisir. De fait, c'est la pièce qui livre le
message le plus important du roman, à savoir la renonciation à
tous les vices représentés par Fauvel et qui ont été mis en
avant dans la p.m.29. Il est intéressant de constater que dans
le premier comme dans le second livre, elle introduit la musique
accompagnant la conclusion; elle est suivie dans les deux cas
d'une prière. Le doublet renonciation aux richesses - prière
s'oppose aux fins pessimistes des deux livres, comme si la
musique représentait l'ordre face au "bestournement"
du monde.
Retour au haut de la page / I- Le premier livre
3- La roue de Fortune
L'apport de la musique est très significatif dans les trois
premières parties du livre (exemple, thèse, preuve). Les
pièces chantées - uniquement des motets et des proses - se
répartissent en morceaux à une voix (les proses), ou une voix
accompagnée d'un instrument (les motets à teneur), et morceaux
à trois ou quatre voix (les motets à treble et à teneur). Les
pièces solistes, certainement chantées par le narrateur ou du
moins par un musicien représentant son personnage, encadrent
toujours les pièces à plusieurs voix, et de fait, ces
dernières ne vont jamais à l'encontre des paroles de l'orateur;
elles l'appuient au contraire par le nombre plus important des
interprètes.
La musique suit parfaitement le découpage du roman et oppose
trois grandes parties aux exemple, thèse et preuve du livre I.
Ce découpage permet bien sûr l'illustration du discours, mais
il met aussi en place, à partir de la thèse, une roue de
Fortune qui ne cessera de tourner qu'à la conclusion et qui se
fonde sur un regroupement ternaire des pièces musicales.
Chaque partie, en effet, est construite selon un rythme
ternaire qui fait alterner les pièces du soliste et les motets
à trois ou quatre voix. La première partie, par exemple, est
construite sur le schéma 3MT, 2MTT, 2MT+P. Elle commence par
trois motets introductifs à deux voix (chant + instrument),
annonciateurs des principaux thèmes qui seront développés dans
le roman (Fauvel, le vice, le monde perverti, la prière); elle
se poursuit par deux motets à trois voix qui d'emblée accusent
l'Eglise et plus particulièrement l'ordre des Dominicains; elle
se termine par une prose et deux motets à deux voix qui font
écho aux critiques contre l'Eglise, puis adressent des prières
au Saint-Esprit, à la Vierge, et lancent un avertissement aux
hommes. Cette partie s'achève par un motet à trois voix qui
accompagne la symbolique de Fauvel et joue, comme le texte du
roman, sur les mots: la voix du motetus brode sur le vocabulaire
grammatical latin (ablativus, dativum, preposicionis, activo,
passivum
) Ce jeu plaisant arrive comme un entracte entre la
partie I et la partie II; il fait l'effet d'une respiration, d'un
relâchement dans l'ensemble très grave des pièces
interprétées.
L'on dénombre trois prières dans la séquence ternaire
explicitée ci-dessus. Elles sont destinées à une trinité un
peu bouleversée: Dieu, le Saint-Esprit et la Vierge. Le Christ
n'apparaît pas ici, mais il sera la figure essentielle de
l'illustration musicale dans la troisième partie.
L'on peut étendre le principe ternaire au tempus de la
musique. En effet, l'Ars Nova instaure la conquête du rythme
binaire - le tempus imperfectus - et par là fait du
tempus un choix artistique. Comme on le verra plus tard, les
interpolateurs du Roman de Fauvel ont joué pleinement des
innovations musicales de ce début de siècle. En rester à la
forme classique du tempus perfectus est certainement un choix
dicté par l'image de Fortune. Le chiffre 3 étant symboliquement
associé au cercle dans l'imaginaire mathématique, il aide à
introduire l'image de la roue dans la deuxième partie du livre.
La thèse du monde "bestourné" par Fortune est
imagée par la musique. Comme dans la première partie, les
pièces du soliste encadrent une pièce d'ensemble selon le
schéma "2 proses - un motet - 2 proses". La p.m.10,
"O varium Fortune lubricum" fait état de l'inconstance
de Fortune, qui a élevé Fauvel au plus haut rang. Les trois
pièces suivantes en montrent les conséquences (la corruption
est reine, les bons serviteurs sont mal récompensés, la foi est
morte). Mais la p.m.14 explique que c'est souvent la position
élevée qui cause la chute et la damnation des hommes: c'est le
présage d'un nouveau retournement des choses.
La pièce centrale de cette partie finit par une prière à
Dieu, "hoc duc, deus, ad portas inferi", qui suppose
une chute de ceux qui ont été élevés. Elle fait en outre
alterner les vers latins et français - le sacré et le profane-
comme un balancier au centre de la seconde partie. Son ténor,
"verbum iniquum et dolosum abhominabitur dominus",
augure la chute des méchants. Ce motet central, balançant entre
deux langues, semble donc pencher du côté du Bien et d'un
prochain changement de situation. Il est appuyé par la p.m.14
qui retourne la situation décrite dans les trois pièces
précédentes.
L'éventuel retour à l'ordre permet d'amorcer la troisième
partie du livre avec un rappel de la Passion. Le Christ ouvre les
trois volets de cette partie avec les p.m.15, 19 et 25; il sert
d'exemple pour tous les mauvais prêtres que le texte accuse par
ailleurs.
Le premier volet est constitué de trois proses qui encadrent
un motet. Le souvenir de la Passion est posé comme un mode
d'accès au royaume des cieux, le Christ est souverain dans la
première pièce. Mais aussitôt vient une prose sur l'argent
roi, un motet sur la cupidité dans l'Eglise et une autre prose,
de circonstance, qui explique comment le verbe
"praeesse" renverse les valeurs.
Il faut l'ouverture d'un second volet pour que le Christ
retrouve sa prééminence. Une prose rappelle la hiérarchie et
les valeurs qu'il a instituées dans l'Eglise. Cette pièce se
développe comme un modèle à suivre pour tous les prêtres.
Mais là encore, le gain, l'orgueil et la perversion prennent le
pas sur l'exemple. Ce volet est composé de quatre proses qui
encadrent symétriquement deux motets. Les motets font des
reproches directs aux mauvais prêtres; le treble de la p.m.22
met en scène le Christ adressant des plaintes aux prélats trop
cupides. Ce volet se termine par des conseils au jeune prélat et
un avertissement: les plus haut placés auront à subir la chute
la plus grave.
La roue tourne une fois de plus avec la chute des puissants.
L'on retrouve Jésus-Christ roi et prêtre au début du
troisième volet. La prose qui le donne en exemple est suivie de
nouvelles récriminations contre ceux qui se procurent des
dignités ecclésiastiques par l'agent. Le motet central est une
lamentation de l'Eglise sur les Templiers qui fait écho à celle
du texte. Mais une dernière fois la roue tourne avec une prose
très explicite sur le revers de Fortune: l'humble est élevé
tandis que l'altier est ployé, c'est sur cette idée que les
trois volets de cette partie se ferment.
L'on dénombre, entre la deuxième et la troisième partie,
sept tours de la roue de Fortune, chiffre symbolique annonçant
la fin d'un cycle et peut-être ici la fin du monde augurée par
le narrateur. Un motet à trois voix fait le lien entre les
troisième et quatrième parties (la p.m.29, soutenue, comme on
l'a vu dans II-2, par le ténor de Fauvel). Son motetus rappelle
le "bestournement" du monde tandis que le treble
prévoit un avenir douloureux pour les hommes. Cette pièce est
en français, elle introduit le rondeau et l'alléluia de la
conclusion qui sont l'un et l'autre aisément compréhensible. Le
message de ce livre passe donc à travers sa fin plus française
que latine, intimation à renoncer aux richesses et à s'en
remettre à Dieu.
Retour au haut de la page / I- Le premier livre
4- Rapports entre les parties textuelles et
musicales
Les quatre grandes parties de la narration musicale se
superposent parfaitement à celles du texte. Elles n'évoquent
pas systématiquement les mêmes sujets que le roman mais
toujours, elles apportent un complément de signification,
symbolique ou réel. A la première partie, allégorique, qui
présente le personnage de Fauvel correspond une constatation de
la corruption dans le monde réel. Cette partie joue comme un
symbole où le texte serait le symbolisant et renverrait à
quelque chose de caché, le symbolisé ou la musique. Le texte
fait apparaître ce que le monde tente de dissimuler, il provoque
à travers la musique l'incarnation de ce qui était caché.
La thèse du renversement des valeurs, par contre, s'exprime
de la même manière dans les deux aspects de l'uvre, par
le monde et la morale renversés. La musique est cependant la
seule à laisser poindre un nouveau retournement des choses.
La troisième partie est essentiellement une accusation des
religieux qui vient étayer le thème du
"bestournement". Le texte et la musique prennent acte
de l'exemple des apôtres et des lois laissées par Jésus
Christ, exemples bafoués par l'Eglise contemporaine. Si le texte
se laisse aller à cent vers supplémentaires sur les vices de la
noblesse, la musique n'en parle pas et se contente d'assurer le
rythme ternaire de la roue de Fortune.
La conclusion, dans le roman, annonce la fin du monde de
façon pessimiste. La musique fait là office de conseillère;
elle prépare les âmes justes à la renonciation et à la
prière, et de cette façon, laisse entrevoir un espoir pour tous
les hommes de Bien, espoir qui se matérialisera dans le livre II
sous la forme des Vertus mais plus encore dans un Au-delà que
les schèmes temporels laissent entrevoir (voir notre partie sur
l'imaginaire).
En tous les cas, il faut remarquer que face au texte
allégorique, la musique est plus ancrée dans le réel, et si ce
rôle lui a été assigné, c'est sans doute parce qu'elle touche
directement les sens. Art de sensation, elle fait éprouver le
réel à l'auditeur.
Retour au haut de la page / I- Le premier livre
II- Le second
livre (Cliquez ici pour le tableau structurel. Il
s'affichera dans une fenêtre séparée.)
1- Une narration
Du point de vue littéraire, il faut rappeler que le second
livre est "cosigné" par Gervais du Bus et Chaillou de
Pesstain. Il se divise sommairement en deux grandes parties
écrites respectivement par l'un et l'autre auteurs. Si les
différences de ton et de style sont assez notables entre les
deux écrivains, le livre n'en possède pas moins une
homogénéité qui vient de sa structuration par Chaillou de
Pesstain.
Il faut d'abord noter que, pour la première fois, des
indications de lieux apparaissent (le premier livre, à portée
plus générale, ne situait pas Fauvel et sa cour). Ces
différents lieux structurent le livre en quatre sous-parties -
deux pour chaque auteur - qui prennent place successivement dans
le palais de Fauvel, à Macrocosme, à Paris puis au pré
Saint-Germain. Ces quatre sous-parties commencent toutes par une
description du lieu et de ses habitants (voir le tableau).
Avec les lieux, l'on voit apparaître des personnages pensants
et agissants. Fauvel, qui n'était qu'une image au livre I, prend
la décision d'épouser Fortune, puis d'organiser une joute. Il
est celui par qui les événements adviennent et qui provoque les
agissements ou les pensées des autres personnages. On n'a plus
à faire, comme dans le premier livre, à des représentants
symboliques des divers ordres ou classes sociales, mais à des
individus caractérisés.
Ce livre met donc en place un décor où évoluent des
personnages et à ce titre tient déjà plus du genre narratif.
Il se développe chez Gervais du Bus selon l'axe du duel
Fauvel/Fortune, et chez Chaillou de Pesstain selon la ligne plus
générale du bien et du mal. En fait, l'interpolation de
Chaillou est construite sur du collectif (les Vices, les Vertus,
le peuple de Paris) alors que le texte de Gervais renvoie
davantage à l'allégorie singulière, avec les figures opposées
de l'Antéchrist et de la Providence. Cette différence
s'apparente à celle que l'on a notée dans le livre I à propos
du texte et de la musique: le texte écrit par Gervais y était
essentiellement allégorique, alors que la musique ajoutée par
Chaillou s'intéressait au réel et aux vices directement
observables dans l'Eglise et les congrégations religieuses. Dans
le second livre on ne peut parler de rapport au réel puisqu'il
s'agit cette fois de fiction; cependant, la typologie parisienne
et la diversité des personnages introduits par Chaillou de
Pesstain fait de la seconde partie une narration plus
vraisemblable et plus proche du quotidien. Il s'agit en fait de
deux façons différentes d'introduire une généralisation du
discours. Par l'allégorie, Gervais renvoie d'une singularité à
un comportement général, tandis que Chaillou se place
directement dans le collectif.
Il faut enfin remarquer un certain parallélisme entre les
deux grandes parties du livre II. L'on a déjà observé les
quatre descriptions annonçant les quatre lieux de la narration.
Il faudrait ajouter que la première partie commence par une
description du palais puis de la "mesnie fauveline",
c'est-à-dire du lieu et des acteurs du mal, tandis que la
seconde partie s'ouvre sur Paris et l'investissement de la ville
par les Vertus, c'est-à-dire par le Bien. (Paris, en effet, est
présenté sous un angle positif avec le verset "Ha,
Parisius, civitas Regis magni" et le répons "Iste
locus dat nobis gaudium".) La deuxième sous-partie de
chaque auteur est le récit d'un duel, Fauvel contre Fortune chez
Gervais, les Vices contre les Vertus chez Chaillou. La première
grande partie se termine par une enfreinte à la religion - le
mariage sans prêtre de Fauvel et Vaine Gloire - de même que la
seconde avec la conquête de l'immortalité par la Fontaine de
Jouvence. L'espoir qu'avait fait naître la descente de Fortune
auprès des Vertus est remis en cause par les nouvelles
perversions du cheval fauve, ce qui entraîne la prière finale
du narrateur.
La seule véritable enfreinte au parallélisme des parties
consiste en les trois épisodes successifs du banquet, du
charivari et des deux miracles. Le charivari est nettement
séparé du reste de la narration: récit de la nuit dans un
roman diurne, il fait presque l'effet d'un récit en abyme, avec
ses conventions, son style propres, et surtout ses secrets (les
masques, les figures mythiques, les chansons apparemment
incohérentes). Autour de lui s'articulent la fête au palais de
Fauvel, presque orgiaque, avec son abondance de mets qui se
transforment en vices, puis les miracles où l'on mange aussi,
où l'on se réjouit, mais où la nourriture est le sang et le
corps du Christ. Ces trois épisodes sont tous à leur manière
des fêtes: le banquet orgiaque du soir, l'étrange carnaval
nocturne, et le miracle au matin. Avant le dernier affrontement
du bien et du mal, ils traduisent l'expression du collectif face
à son futur. La valeur commémorative de la fête est
détournée vers l'avenir, le rassemblement de la foule montre
trois types d'attitudes: l'épicurisme insouciant du lendemain,
la contestation de la société, volonté de bouleversement, et
la fête céleste déjà détachée du monde.
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/ II- Le second livre
2- Formes musicales et Ars Nova
Dans le second livre, la musique accompagne la tendance
narrative du texte en devenant presque exclusivement parole des
personnages. Si l'on excepte le charivari et les chansons d'amour
de Fauvel à Fortune, le répertoire reste essentiellement
religieux.
On voit apparaître de nettes différences entre le premier et
le second livres dans le choix des formes musicales utilisées.
Le second livre est plus hétérogène, d'abord à cause de la
diversité des thèmes abordés, mais aussi au sein même des
genres (religieux, courtois, populaire). Encore importante au
début du second livre - dans la partie écrite par Gervais du
Bus - , la forme de la prose disparaît progressivement pour
laisser place aux versets, qui se trouvent dans ce livre en
nombre important: à partir du voyage à Macrocosme, on ne compte
plus que six proses pour vingt-huit versets, les psaumes et
citations bibliques devenant les textes privilégiés. D'une
manière générale, la musique devient essentiellement
liturgique; on trouve aux côtés des versets des antiennes et
des répons en alternance qui font penser à la structure de
l'office. Ces pièces sont l'apanage exclusif des Vertus, de
Fortune et du narrateur. On observe une relative unité de forme
dans les chants des Vertus, chaque forme musicale étant
associée à un épisode du roman. Ainsi, ce sont les versets qui
dominent au banquet, les antiennes et répons alternés devant la
Vierge, et les antiennes avant la joute. Ces choix contribuent à
structurer le roman en donnant des cadres stylistiques à la
musique.
Le narrateur délaisse complètement le motet. La forme
n'apparaît quasiment plus qu'à trois voix, au début et à la
fin du livre. Il s'agit de montrer, dans la parti descriptive du
palais de Fauvel, ce que cache la splendeur des bâtiments
(l'envie, l'avarice
) et à la fin de crier sa prière au
Ciel. En somme, ces motets, chantés à plusieurs voix par des
acteurs non déterminés, reflètent l'expression générale
devant la cour de l'Antéchrist puis devant la "cour
divine" (les prières s'adressant à tous les personnages
célestes importants: la Trinité, Marie et le Christ).
Comme les exécutants des motets, le narrateur apparaît
essentiellement en début et fin de livre. S'il se met en avant
dans la trame narrative - il est maintenant acteur et non plus
seulement juge - il a tendance à s'effacer dans l'aspect
musical. De fait, il semble qu'après un très long premier livre
dont il est le seul intervenant à la fois clairement déterminé
et s'exprimant au discours direct, il laisse place à
"l'action". le premier livre fait figure de préambule
à la narration. Les passages chantés sont maintenant réservés
aux personnages proprement dits, aux agissants et non aux
spectateurs.
A propos du temps de musique imparti à chaque personnage, il
faut noter que Fauvel a été gratifié d'un allongement
significatif de sa partie au moment du duel amoureux, tant au
niveau du texte que de la musique. En réalité, tout a été
fait pour que les deux protagonistes disposent du même temps de
parole. On dénombre, après interpolation, 1157 vers pour Fauvel
et 1103 pour Fortune. Si l'on excepte les courts refrains qui
passent comme des interludes dans l'interminable discours de
Fauvel, les deux personnages interprètent le même nombre de
pièces: des ballades, lais et rondeaux pour l'âne fauve; des
versets, proses et antiennes pour Fortune (plus un lai et un
rondeau parodiques).
De prime abord, il paraît étonnant que le symbole de
l'Antéchrist soit placé au même niveau que la Providence -
quoique par ailleurs, ceci rende l'épisode plus divertissant.
Une explication plausible tiendrait en ce que le Roman de
Fauvel est le texte fondateur de l'Ars Nova. Les précurseurs
voyaient là une forme d'art moderne laissant une liberté bien
plus grande au créateur, tandis que l'Eglise se déchaînait
contre les nouveautés stylistiques qui corrompaient les textes
liturgiques. Comme on le verra dans notre partie sur l'imaginaire
du roman, c'est dans les pièces chantées de Fauvel que se
trouve la plus grande concentration d'innovations: utilisation
conjointe du tempus perfectus et du tempus imperfectus,
nombreuses apparitions de la minime, altérations dues au
changement d'hexacorde
Le personnage de Fauvel était le
plus à même de présenter ce bouleversement, ce
"bestournement" musical, comme l'entendaient les
religieux . L'usage de l'Ars Nova dans des pièces profanes sur
l'amour devait paraître plus adapté. Néanmoins, le but des
musiciens était aussi de revendiquer leur art et l'importance du
corpus amoureux leur a permis de se faire entendre. Le temps de
quelques chansons, Fauvel n'est plus le "fourrier de
l'Antéchrist" mais le messager d'un art nouveau.
Le Roman de Fauvel est donc extrêmement structuré,
tant au plan littéraire que musical. Dans le premier livre, les
pièces interpolées jouent essentiellement le rôle d'une strate
de signification supplémentaire. Dans le second livre, elles
s'intègrent à l'action en reflétant les pensées de
personnages déterminés. Ce second point répond tout à fait à
une tradition théâtrale; c'est pourquoi il faut se demander si
la représentation musicale du Roman de Fauvel a pu
prendre une dimension dramatique.
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/ II- Le second livre
Chapitre 2: La
théâtralité du Roman de Fauvel
Aurélie Herbelot (ah433@cam.ac.uk) - Thèse de Maîtrise - Soutenue à l'Université de Savoie, Chambéry, France, 1998