Etude des processus de la
création
Roman de
Fauvel de Chaillou de Pesstain - fr.146
La
théâtralité du Roman de Fauvel
Plusieurs critiques - dont Emilie Dahnk elle-même - ont émis
lidée dune représentation théâtrale attachée au Roman
de Fauvel. Pour certains dentre eux, la somptueuse
iconographie du BN146 témoignerait dune mise en scène -
ou ébauche de mise en scène- créée en vue dun
spectacle. Il nest que découter les différentes
interprétations musicales qui ont été enregistrées dans les
années 70 pour se persuader que luvre se prête
parfaitement à la représentation. Que ce soit dans la version
de René Clemencic, volontairement théâtralisée, ou dans
celle, plus réservée, de Thomas Binkley, le caractère narratif
et dramatique de Fauvel transparaît à travers plusieurs
éléments, dont lalternance des textes et de la musique,
ou encore le mode dapparition des événements et des
personnages.
Pour tenter daccréditer lhypothèse dune
représentation, il faut sintéresser aux rapports
quentretient le Roman de Fauvel avec le genre
dramatique et surtout avec la réalité théâtrale du Moyen Age,
cest à dire avec le cadre spatial, les acteurs et le
public de lépoque.
I- Le genre dramatique
1- Définition
Face aux autres modes de discours narratifs, le genre
dramatique se caractérise par l'identification d'un acteur à un
personnage. Le discours narratif se déroule dans un espace et un
temps privilégiés qui sont ceux de la représentation. Dans cet
univers clos, des acteurs évoluent, hommes qui donnent
l'illusion d'être autres qu'eux-mêmes et de vivre le lieu
théâtral comme le vrai monde. Le théâtre est microcosme
observé du dehors par le spectateur, ou plutôt le théâtre est
un miroir où l'homme se regarde et se juge.
Le théâtre au Moyen Age joue des aspects profanes et sacrés
sans jamais les distinguer. En effet le théâtre sacré, à la
base de la tradition dramatique médiévale, a été un art
mouvant, augmenté d'excroissances profanes et tournant lui-même
au profane: rappelons que les mystères et bien d'autres fêtes
religieuses seront condamnées par l'Eglise en raison de leur
inadaptation à la liturgie. D'une manière générale, on peut
dire que le sacré qualifie tout ce qui se rapporte à l'Ecriture
tandis que le profane concerne les usages proprement séculiers.
Or, le monde clérical, à l'origine de la dramaturgie
médiévale, se situe précisément à la frontière de ces deux
univers. Il a donc créé un théâtre à son image, polymorphe,
global, qui donne certainement une juste vision de la société
contemporaine.
Tout théâtre est jeu d'acteur. H. Rey-Flaud montre que le
jeu est toujours très proche du pari. En se contemplant sur la
scène, le groupe social s'interroge sur lui-même, il
expérimente certaines possibilités du monde réel, essaie de
parier sur les meilleurs facteurs de dénouement. Ainsi, dans le
drame liturgique, on présente la Providence comme une solution
à tous les conflits, comme un dé-nouement en ce sens
qu'elle délie les nuds de la condition humaine. Dans un
contexte sacré, la catharsis revêt l'aspect de la divinité car
c'est Dieu qui descend sur le monde théâtral pour l'en purger
de ses passions. En ce qui concerne le contexte profane, en
revanche, il s'agit plutôt d'une catharsis aristotélicienne en
ce sens que l'on représente sur scène ce que l'on refuse dans
la société (attirance du chevalier pour la bergère,
grossièreté paysanne, escroquerie du bonimenteur
) En
riant de l'acteur - car le théâtre profane est essentiellement
comique -, le spectateur refoule ses propres penchants.
Toujours est-il que le temps d'une représentation, le public
médiéval contemple un monde - son monde - en état
d'insupportable bouleversement: c'est notre suspense moderne.
L'ordre et la sérénité ne peuvent être retrouvés que par
l'intermédiaire de la divinité ou du rire.
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2- Le Roman de Fauvel face au genre théâtral
Une première observation s'impose: Le Roman de Fauvel
est interpolé de pièces musicales qui s'adressent à un ou
plusieurs chanteurs, accompagnés d'instrumentistes. Quelle
qu'ait été la finalité de l'uvre en termes littéraires,
elle a dû être jouée musicalement et déclamée dans
l'intervalle des pièces musicales, en un mot représentée.
Ceci ne suffit pas, bien sûr, à en faire un texte
théâtral. Cependant, il est intéressant de constater que la
musique aide à définir les rôles, entendons par là à
identifier chaque musicien/acteur à un personnage. Le texte de
Gervais du Bus n'est en rien théâtral: les personnages qui
prennent la parole (Fauvel et Fortune) déclament d'interminables
discours qui ne gagneraient rien à être récités par des
acteurs différents. En outre, le récit est essentiellement
allégorique; il ne raconte pas, il expose. Pour que Fauvel
puisse être considéré sous l'angle théâtral, il fallait
qu'il soit narrativisé. Or, c'est ce que Chaillou de Pesstain
nous propose en ajoutant de la musique au roman, ainsi que des
interpolations narratives très vivantes: le duel amoureux entre
Fauvel et Fortune (duel chanté plus que parlé), le banquet à
Désespoir, les deux miracles, la joute et le bain dans la
Fontaine de Jouvence. On peut dès lors parler d'une véritable
création de caractères, psychologiquement déterminés.
En accord avec l'ensemble du théâtre médiéval, le Roman
de Fauvel traite de religion et s'amuse du profane à la
fois. Bien sûr, on est loin de la dramaturgie liturgique qui,
elle, s'appuie sur la Bible, les vies de saints ou les textes
apocryphes: Fauvel est une création contemporaine qui
parle des travers de son temps, qui emprunte aux traditions
romanesques, qui parcourt allègrement les sentiers d'une musica
ficta condamnée par l'Eglise. On y parle cependant
essentiellement de la foi. Le thème est désormais traité de
façon plus moderne, sous l'angle d'une société qui se
décompose dans la flatterie et l'envie.
Religion et cohésion sociale ont certes toujours coexisté
dans la littérature du Moyen Age, mais cette fois, justement, il
n'y a aucun retour à l'ordre. Ce qui dérange dans le Roman
de Fauvel, c'est l'absence de morale à la fin, le saccage du
"beau jardin de France" et l'ultime prière du
narrateur, dont on ne sait si elle sera exaucée. Dieu
n'intervient pas pour rétablir l'ordre du monde, non plus que
ses intermédiaires qui se bornent à la fonction de spectateurs:
Fortune, la Vierge et les Anges. Les personnages divins sont
sentis comme ayant un pouvoir qu'ils se refusent, pour d'obscures
raisons, à utiliser.
Le spectateur a sans doute parié, comme dans tout jeu
théâtral, mais il n'y a pas de vainqueur. A l'intérieur même
de ce monde qui se joue, Fauvel et les Vertus ont parié, l'un
sur le hasard, les autres sur la Providence. Mais le hasard et la
Providence sont une seule et même personne: Fortune, et Fortune
est aveugle. Le théâtre montre un avenir incertain où la
décision de Dieu lui-même est mise en balance. Le phénomène
de catharsis est rompu par l'absence de dénouement. On présente
à l'homme ses passions, mais avant qu'il y ait pu avoir
purgation, thérapie, le cours des choses se bloque dans un état
d'entre-deux, d'incertitude, et le spectateur se retrouve plongé
dans l'insoutenable réalité. Le théâtre n'est plus un miroir;
il est le monde. Nous verrons dans notre partie sur l'imaginaire
que le divin demeure malgré tout l'élément réordonnateur du
roman, mais ce n'est plus sur un plan terrestre. Le Roman de
Fauvel se situe sans aucun doute dans les tendances
idéologiques novatrices de son temps, à savoir dans un
théâtre de société et de malaise tel que venait de
l'instaurer Adam de la Halle.
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II- La représentation
1- le lieu théâtral
Le Roman de Fauvel, du fait de ses aspects musicaux, ne
pouvait se passer d'une représentation. Ont sans doute été
nécessaires à l'exécution musicale: quatre chanteurs (pour le
motet à quatre voix) et même plus si l'on a assigné un rôle
précis à chaque musicien (on peut extrapoler jusqu'à une
dizaine de personnages), un ou plusieurs instrumentistes pour
l'accompagnement et le charivari, un narrateur. Ces exécutants
devaient être spécialistes de la musique contemporaine attendu
que Fauvel intègre les dernières innovations de l'Ars
Nova. Il faut donc supposer un public assez important pour
justifier le nombre de musiciens et le travail fourni.
Il est impossible actuellement de connaître l'exacte
importance et les conditions d'une telle représentation.
Cependant, si l'on accepte l'hypothèse d'une mise en scène,
l'étude du lieu théâtral peut se révéler riche en
enseignements. Comme l'écrit Henri Rey-Flaud, "démonter le
fonctionnement du lieu théâtral n'est donc pas éclaircir un
point d'érudition, ni reconstituer le pittoresque d'un morceau
de vie, c'est proprement arriver au seuil du fait théâtral
brut. Le théâtre du Moyen Age n'existe qu'à la
représentation."
Nous reprendrons avec Rey-Flaud l'image du théâtre en rond,
premièrement parce qu'il aurait été particulièrement adapté
à un récit fondé sur la roue de Fortune, deuxièmement parce
qu'il illustre le mieux la création d'un espace vital par les
spectateurs: en "se mettant en rond autour", en
"tournant le dos à", ils concentrent en face d'eux un
nouveau monde et oublient le réel.
Quelle qu'ait été la forme adaptée pour la représentation,
il faut distinguer, comme dans toutes les mises en scène
médiévales, la "place", les "lieux" et les
"mansions". La place est le cercle formé par
l'assemblée des spectateurs, le monde fictionnel sur lequel ils
concentrent leurs regards et qui peut représenter tour à tour
différents endroits: elle prend l'identité de la mansion qui
l'investit, à travers le mouvement des acteurs. Les lieux et les
mansions sont situés sur la circonférence du cercle. Les lieux
sont des refuges, des "coulisses" pour les acteurs en
attente, tandis que les mansions désignent des endroits
clairement identifiés. L'on peut dégager trois mansions à la
lecture du Roman de Fauvel:
- Le palais de Fauvel, situé par Chaillou à l'Occident et
nommé Désespoir
- La ville Espérance, à l'Orient (du côté du Saint
Sépulcre), qui abrite l'hôtel des Vertus
- Le ciel, certainement identifiable à Macrocosme (cf.
v.La1435), siège de Fortune mais aussi de la Vierge et
des anges qui descendent vers les Vertus.
Cette disposition, quoique fictive, permet d'observer une
claire répartition de la musique entre les personnages. Seul le
côté du bien est doué du pouvoir de chanter: le narrateur, les
Vertus, les Anges et Fortune chantent, mais personne à
Désespoir ne leur oppose de pièces musicales. Fauvel, bien
sûr, a une longue partie chantée, mais il n'acquiert le pouvoir
de la musique qu'une fois arrivé à Macrocosme, auprès de
Fortune. Restent à considérer le cas des musiciens qui
soutiennent le narrateur (motets à trois ou quatre voix) et le
cas du charivari. Ce sont des éléments qui demeurent
indéfinis, sans personnification, et qui font office de
représentants du peuple parisien. Leur lieu d'action est la
place, indéterminée, miroir du pays de France. Les musiciens
ont toutes les raisons d'être du côté du bien puisqu'ils
appuient sans réserve les propos du narrateur. Quant au
charivari, son cas est plus complexe. Il s'agit d'abord d'une
contestation du mariage de Fauvel. Il met certes en scène des
personnages grotesques, grivois, affublés des figures du mal,
mais ce sont des personnages masqués. Nancy Freeman
Regalado avance l'idée que ces masques infernaux cachent en
réalité le bien et ne sont là qu'en avertissement à la
royauté. Le charivari, comme les gargouilles hideuses dont la
laideur effraie les diables, aurait donc également un droit à
la musique. Notons qu'en l'occurrence, c'est une note d'espoir
pour le peuple français: à travers le "chur"
des musiciens et les masques, il se voit chantant comme le font
Fortune ou les Vertus.
[Pour voir une reconstitution du lieu théâtral, cliquez ici. Le
schéma s'affichera dans une nouvelle fenêtre.]
L'on oppose donc le côté des "chantants" (mansions
de Macrocosme et Espérance) et le côté des
"non-chantants" (palais de Fauvel). Demeure, dans la
stricte optique du lieu, le problème de la place qui est tantôt
investie par Fauvel et sa cour, tantôt par les contestataires de
sa puissance. Il est intéressant de noter les métamorphoses de
la place aux moments où elle revêt son caractère le plus
général.
Dans le premier livre, la place représente la France, lieu de
prédication du narrateur: une France sous l'emprise du péché
à cause de Fauvel. Elle se restreint à la ville de Paris au
début de la grande interpolation, quand le narrateur s'y
promenant la décrit. Elle sert alors de cadre au charivari, à
la contestation du pouvoir de Fauvel, et l'on voit se dessiner
l'image de la roue de Fortune, qui fait tourner le symbolisme de
la place ronde. C'est ensuite le pré Saint-Germain qui
apparaît, lieu de la joute; l'on assiste au combat du bien et du
mal, et à la victoire temporaire des Vertus puis des Vices, à
la venue de Fortune qui promet aux Vertus le Paradis éternel.
Mais la joute ne connaît aucun dénouement, la place revêt
alors l'identité du "beau jardin de France", saccagé
par Fauvel et ses Fauveaux: le cheval fauve retrouve sa
suprématie initiale, mais par la seule volonté de Fortune. La
place semble être le symbole d'un monde régi par la Providence,
où le bien et le mal sont tour à tour vainqueurs.
Ceci appelle une remarque sur les visions différentes qu'ont
Gervais et Chaillou du peuple français. Pour Gervais du Bus, le
monde entier est corrompu, du pape aux simples clercs, des nobles
aux paysans, son univers ne subit aucun retournement de
situation; Chaillou de Pesstain, à l'inverse, présente un
peuple admirateur des Vertus et des miracles divins: en jouant
sur le symbolisme de la place, il met plutôt en garde contre ce
qui pourrait corrompre la France. Son univers est changeant,
moins brutal et plus proche de la réalité. On s'aperçoit que
la théâtralisation de l'uvre apporte un élément
sémantique de la première importance: le mouvement.
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/ II- La représentation
2- Le mouvement dans le lieu théâtral
L'on peut dénombrer quinze mouvements d'acteurs entre les
mansions, ou plutôt douze dont trois sont nécessairement
doubles puisqu'il s'agit de la venue des anges, de la Vierge et
de Fortune sur la Terre (ces personnages, par essence divins,
doivent retourner au Ciel après leur apparition). Les mouvements
des personnages se répartissent comme indiqué dans le tableau
(page suivante).
A la lumière de ces déplacements, l'on observe une symétrie
d'action entre les côtés du bien et du mal: la "mesnie
fauveline" se rend à Désespoir quand les Vertus sont à
Espérance, Fauvel effectue un aller-retour entre son palais et
Macrocosme alors que la Vierge et les Anges font de même entre
Macrocosme et Espérance, les deux partis se rendent à la joute
et en reviennent. Il s'agit également de mouvements binaires
constitués par un aller et un retour: Fauvel entre Désespoir et
Macrocosme; la Vierge, les Anges et Fortune entre le Ciel et la
terre; les Vertus entre leur hôtel et le palais au soir du
banquet; les deux partis entre leurs mansions respectives et le
lieu de la joute. Il faut noter également que Fortune ne répond
à aucun effet de symétrie: elle descend du Ciel vers le centre
de la place, elle n'est contrebalancée par aucune autre
puissance. Enfin, le déplacement de la "mesnie
fauveline" vers la place/jardin de France n'est pas suivi
d'un retour, laissant le spectateur dans l'expectative quant à
la montée de l'Antéchrist.
L'on peut tirer deux observations des caractères symétriques
et binaires de ces mouvements. La première tient à la puissance
égale qui est conférée aux deux camps. Les Vertus reçoivent
la visite de la Vierge, mais Fauvel a accès auprès de Fortune,
Désespoir et Espérance sont soutenus respectivement par la
mesnie fauveline et par les Vertus, Fortune descendant sur le
lieu mixte du tournoi ne prend parti objectivement,
terrestrement, pour personne. Bien sûr, certains détails
témoignent nettement de la position de l'auteur: Fauvel monte
lui-même à Macrocosme alors que les Anges et la Vierge viennent
volontairement aux Vertus, le cheval fauve se fait rejeter quand
les Vertus sont louées, Fortune promet le Ciel aux Vertus et la
défaite de Fauvel. Néanmoins, c'est bien sur le saccage du
Jardin de France que se termine le livre, c'est l'Antéchrist qui
s'empare de la place.
La seconde observation concerne les aller-retour des
personnages. En fait, l'on pourrait dire que le seul mouvement
simple est celui de la mesnie fauveline vers le Jardin de France
(ceci si l'on excepte l'arrivée de la mesnie et des Vertus à
leurs mansions respectives, ce qui tient plus d'une entrée en
scène que d'un mouvement d'acteur). Ces aller-retour sont le
gage d'un monde qui, tout en se transformant perpétuellement, ne
peut que revenir à son état primaire. Le roman se termine comme
il a commencé, sur un sentiment d'inquiétude quant à l'avenir.
L'on sait que la société médiévale est de toute façon
figée. Nombreuses pièces de théâtre d'alors sont construites
sur le modèle Ordre établi - Bouleversement de cet ordre -
Rétablissement de l'ordre. Mais Fauvel se distingue
par le fait que le blocage se produit au stade inattendu du
bouleversement, du monde "bestourné". La roue de
Fortune a tourné ("Fortune, contraire à Raison, Le fait
seigneur de sa maison", v.23-24), l'ordre établi a subi un
revers, mais la roue n'est pas revenue à la position
"normale" qui veut que le bien triomphe. Il faut donc
que le salut se trouve ailleurs, non plus dans la mouvance du
monde mais dans son arrêt total, dans sa destruction. C'est sans
doute pourquoi le narrateur avance l'idée d'une apocalypse,
pourquoi aussi le charivari, rituel de destruction du monde
établi, tient une place importante dans l'économie du roman.
Reste à considérer les mouvements du peuple. Si dans le
premier livre, il est présenté comme un adorateur de Fauvel, le
peuple français paraît plus proche des Vertus dans le second
livre. Les nobles, certes, entrent au palais de Fauvel pour le
banquet (v.La343-348), mais leurs gens s'en vont aux
"hôtels" qu'ils ont fait prendre (v.La349-352); c'est
donc à Espérance qu'ils sont logés. Plus tard, le peuple
encore vient louer les Vertus après l'apparition de Fortune
(v.La1509-1531). Dans le second livre, jamais personne n'est vu
glorifiant Fauvel, si ce n'est sa propre famille. Des deux
auteurs du Roman de Fauvel, Gervais du Bus est celui qui
insiste le plus sur une vision eschatologique; mais la fin qu'il
prédit est provoquée par un agent extérieur au monde, un être
différent, mi-homme, mi-cheval, accepté par Fortune afin
qu'advienne le Jugement Dernier. Chaillou de Pesstain semble
avoir retenu l'anomalie de Fauvel. Il l'oppose à un peuple
foncièrement bon.
Le charivari est quant à lui une manifestation populaire d'un
type particulier. Il envahit la place durant la nuit comme plus
tard la mesnie fauveline envahira le Jardin de France. Ce passage
ressort nettement dans l'axe temporel de la narration. Il faut
supposer des masques, des percussions assourdissantes associés
au géant Hellequin et aux textes énigmatiques des chansons. Ces
gens se sont affublés de mauvais masques pour aller à
Désespoir, comme des jeteurs de sorts. Ils chantent des pièces
parfois obscènes mais surtout sibyllines et qui paraissent
cacher leur sens. Ils détiennent la roue de Fortune, signe du
retournement des choses et contestent le pouvoir de Fauvel. Par
leur vacarme "espoentable", ils replacent Fauvel dans
l'enfer d'où il est sorti. Les significations cachées, les
dissimulations du charivari en font un symbole: un fait palpable,
tiré d'une coutume populaire, qui appelle autre chose
d'indicible, un avenir peut-être, un jugement de Dieu. Ainsi, le
peuple parisien est fait instrument de la puissance divine. Il
est conjuration du cheval fauve.
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/ II- La représentation
3- Les rôles
On a dit que le théâtre médiéval était le miroir de la
société et des hommes. En réalité, il faut aller plus loin et
considérer l'espace théâtral comme une entrée dans le miroir:
le public, massé dans les loges et les gradins, c'est-à-dire
sur le même plan que les lieux, les mansions et la place où
jouent les acteurs, fait partie intégrante du spectacle. Il est
figurant, un peu acteur lui aussi. Il incarne dans un nouvel
espace le peuple français, se met à jouer un rôle dirigé par
le narrateur. Il vit sous les intimations du meneur de jeu,
ressent de façon accrue et transparente sa propre existence.
Le théâtre médiéval est très souvent dirigé par un
régisseur/meneur de jeu (voir Rey-Flaud) qui, texte à la main,
fait advenir les événements. On le trouve dans le Roman de
Fauvel sous la forme du narrateur. Son rôle principal semble
être la dénonciation du cheval fauve. Toutefois, il faut noter
dès l'abord l'extrême différence entre le narrateur de Gervais
du Bus, rhétoriqueur, polémique et abstrait, et le narrateur de
Chaillou de Pesstain, simple conteur, utilisateur de la première
personne du singulier relatant une réalité observable. Le
premier voit sa personnalité exacerbée et comme révélée par
la musique: les proses et motets à teneur (voix + instrument)
qui entrecoupent son discours, et dont on peut supposer qu'il les
chante lui-même, traitent essentiellement de l'argent, de la
flatterie, de l'Eglise et de l'Ecriture, mêlant souvent dans
leur cours prières et avertissements aux impies. Ces textes sont
tous en latin, si l'on excepte le rondeau Porchier mieus estre.
De fait, le narrateur de Gervais du Bus se rapproche beaucoup du
prédicateur. Son interlocuteur est le peuple assemblé auquel il
adresse ses avertissements. Dans ce monde "bestourné",
il paraîtrait le seul homme resté fidèle à sa foi s'il n'y
avait les motets à treble et teneur qui soutiennent sa
prédication. Ces motets sont chantés par des personnages qui
demeurent anonymes; dans un anachronisme, on pourrait les
comparer aux churs des opéras modernes. Le
"chur" réagit à toutes les invectives du
narrateur toujours en l'approuvant, voire en amplifiant ses
paroles. Il est difficilement assimilable au peuple français
puisque le narrateur présente un monde entièrement corrompu par
Fauvel. Toutefois, les pièces musicales ayant été ajoutées
après la rédaction de Gervais du Bus, ce chur peut être
également considéré comme un adoucissement de la position
initiale de l'auteur.
En effet, le narrateur de Chaillou de Pesstain, qui apparaît
à l'interpolation du mariage et de la joute, montre sous un
meilleur jour le peuple français (voir la partie précédente).
Il utilise beaucoup moins la musique, laissant le chant aux
personnages et en faisant par là un élément narratif plus
qu'une broderie du texte. Ce narrateur est aussi celui de la
première personne; il a vu des faits véritables dont il conte
le déroulement. C'est un observateur éclairé mais non un juge.
Il se tient au milieu du peuple et vit avec lui les mêmes
événements. Enfin il ne se pose pas en guide spirituel.
Les différences observées entre les deux narrateurs posent
le problème de la représentation: comment la pièce peut-elle
être crédible avec un meneur de jeu si changeant? En réalité,
il est probable qu'il ne faille pas considérer les deux livres
comme deux stades de la narration mais plutôt comme un
préambule étendu suivi de la narration proprement dite. Notons
qu'en l'occurrence, cette entorse à la longueur du préambule
fait du Roman de Fauvel une pièce destinée à un public
lettré.
Le meneur de jeu fait intervenir un certain nombre de
personnages. Nous avons déjà esquissé la distinction entre
"chantants" et "non-chantants". Il faut
ajouter à cela que certains personnages ne s'expriment quasiment
que par la musique, en particulier les Vertus chez qui le silence
est une preuve supplémentaire d'humilité. La musique, pour ces
personnages mais aussi pour les protagonistes Fauvel et Fortune,
sert de caractérisant: tous ne chantent pas le même style de
pièces. Ainsi, Fauvel use de la lyrique courtoise quand Fortune
chante presque exclusivement des versets et antiennes tirés de
la Bible. En fait, elle n'emploie la langue français et les
genres musicaux courtois qu'aux passages où elle se moque du
cheval fauve: lorsque Fauvel enchaîne un lai puis un rondeau
d'amour (p.m.44-45), Fortune répond de même par un lai puis un
rondeau (p.m.46-47), ce dernier étant d'ailleurs musicalement
identique à celui de Fauvel. La troisième et dernière
intervention française de Fortune est un refrain, Fols ne
voit en sa folie, mais la musique manque (portée sans les
notes).
Les autres personnages chantants sont les Vertus et les Anges.
Les Anges interviennent dans trois pièces et une prose
généralement réservées aux célébrations de la Vierge. Les
Vertus, quant à elles, interprètent vingt-cinq pièces (p.m.79
à 89, 95 à 102 et 104 à 110). Celles qui se situent avant la
nuit du charivari sont des pièces tirées des psaumes et
adaptées pour Fauvel. Après le charivari, il s'agit
essentiellement d'antiennes et de répons empruntés à la
liturgie de Noël. Quatre pièces notables (les 104 à 107)
proviennent de la fête de Ste Agnès; elles sont chantées juste
avant le début de la joute et font des Vertus les épouses
métaphoriques du Christ. L'on suit avec la musique les
modifications du personnage: les Vertus, au soir du banquet, se
disent servantes du Seigneur, leurs prières sont celles de
suppliantes; au matin des miracles, après leur louange à la
Vierge qui explique l'emploi de l'office de Noël, elles sont
métamorphosées en épouses du Christ et par là sont aptes à
sauver le monde comme la Vierge l'a fait avant elles.
Les derniers personnages à considérer - quoique brièvement
- sont les musiciens: par leur prière chantée à la fin du
roman (p.m.124), ils se posent non en accompagnateurs de la
représentation théâtrale mais en personnages à part entière
du récit narratif.
Le monde clos du théâtre recrée donc un univers à vocation
globale, où l'on distingue, comme dans la vie réelle, des
caractères. Ces caractères se révèlent à travers la musique
qui est un bon qualificatif des personnages. Fortune détient la
parole biblique, divine, elle est la seule à citer les paroles
du Christ dans l'Evangile. Les Anges sont chargés de louer la
vertu sur terre tandis que les personnages terrestres (Vertus,
musiciens, peuple de Paris et narrateur) acclament le Ciel.
Fauvel seul chante pour l'amour - un amour intéressé de
surcroît - et par ce fait s'écarte de la relation terre/ciel
dans laquelle s'inscrivent les autres personnages. Son attitude
envers la Providence rabaisse celle-ci au niveau des amours
terrestres; l'âne fauve en est ridicule. Restent une fois encore
les personnages du charivari, énigmatiques par leur
grossièreté même, en marge du ton général de l'uvre.
Leurs textes aussi bien que la brièveté et la simplicité des
pièces musicales leur confèrent une expression propre.
Par la diversité des personnages, par le procédé
d'identification globale du monde réel au monde théâtral, le Roman
de Fauvel s'adresse avec d'autant plus de force à
l'auditoire. Le meneur de jeu invite le public acteur à changer
le monde bouleversé dans lequel il vit.
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III- L'auditoire
1-
Origine sociale de l'auditoire
Le Roman de Fauvel n'était sans doute pas destiné à
une représentation populaire. Pour s'en persuader, il suffit de
considérer le nombre important de textes latins ainsi que les
formes musicales utilisées: selon Jean de Grocheo, qui
travaillait à Paris au tournant du XIIIème au XIVème siècle,
le motet serait réservé aux "litteratis et illis, qui
subtilitates artium sunt quaerentes", aux "lettrés et
à ceux qui recherchent les subtilités des arts". En outre,
la satire religieuse était un sujet suffisamment complexe et
lié à la politique pour n'être destiné qu'à des personnes au
courant des affaires du royaume. La facture même du manuscrit
conduit à un destinataire parisien (les enluminures ont été
réalisée par un atelier de la capitale), riche et cultivé, à
trouver dans les milieux noble ou bourgeois.
S'il y a eu représentation du Roman de Fauvel, ce ne
fut certainement pas un spectacle monté au cur de la
ville, devant les habitants, comme c'était le cas pour les
mystères par exemple. Par contre, on peu penser à une réunion
d'étudiants partageant la même culture savante. Le Roman de
Fauvel, en effet, joue énormément sur l'intertextualité,
emprunte aux littératures savante et populaire, divertit par sa
variété de tons. On y retrouve le latin, langue des clercs,
mêlé aux poncifs de la littérature courtoise, des bribes de
liturgie, les thèmes littéraires du combat entre Vices et
Vertus ou de la cour d'amour, la fête populaire du charivari
accompagnée de personnages mythologiques, et tous ces éléments
sont autant d'appels à la culture savante du spectateur.
Il faut rappeler encore que Gervais du Bus et Chaillou de
Pesstain faisaient vraisemblablement partie de l'entourage du
roi. Gervais fut chapelain d'Enguerrand de Marigny puis notaire
royal. Chaillou de Pesstain, s'il s'agit comme on l'a supposé de
Raoul Chaillou, a mené une carrière au Parlement de Paris. Les
deux motets adressés à Louis X et Philippe V ont entraîné
l'idée, chez certains critiques, que le BN146 aurait pu être
destiné au roi.
En tous les cas, l'on peut définir l'auditoire comme un
groupe d'érudits parisiens proches du pouvoir et des affaires du
royaume.
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L'auditoire
2- La persuasion par l'effet théâtral
Rappelons enfin que le Roman de Fauvel est une satire
de son temps, visant essentiellement le clergé et les mauvais
prêtres, mais aussi tous ceux qui oublient la foi et font primer
l'argent, accusant en dernier ressort le nouveau roi, incapable
de protéger l'ordre et la religion sur ses terres. L'aspect
théâtral de Fauvel est un bon argument pour convaincre
l'auditoire.
En effet, le théâtre se présente toujours comme la mimesis
d'un certain monde: on reproduit la vie en montrant des
personnages qui parlent et agissent dans un cadre spatio-temporel
ayant toute l'apparence de la réalité. Les spectateurs, placés
autour et sur la scène, acceptent de considérer ce monde comme
étant le vrai monde le temps d'une représentation. Selon la
terminologie jungienne, l'on pourrait dire que le théâtre est
une "image", une vision qui vient à surgir et finit
par s'imposer comme une réalité aussi vraie que celle de
l'extérieur, sans pour autant avoir le caractère pathologique
de l'hallucination. Même si le spectateur n'agit pas dans ce
monde, il n'en est pas moins acteur car son réel, son vécu
s'est transposé dans l'espace du théâtre. Il réagit à la
réalité qu'on lui présente comme il le ferait au quotidien.
Or, le Roman de Fauvel met en scène un cadre
spatio-temporel très proche de la réalité historique en ce
début de XIVème siècle. Il faut d'abord citer la topographie
parisienne qui fait référence assez précisément à des lieux
connus du public. Puis il y a le contexte historique: la récente
affaire des Templiers, les conseils aux rois Philippe V et Louis
X le Hutin, les fêtes de 1314 à l'occasion de la venue du roi
anglais, fêtes qui s'étaient en partie déroulées au pré
Saint-Germain. Enfin, comme toute satire qui se respecte, elle
fait allusion à des travers dont les hommes de l'époque
devaient constater fréquemment l'existence: le clergé riche -
trop riche -, l'orgueil de la noblesse, la puissance des
flatteurs
La fiction et la réalité finissent par se
confondre et le discours du premier livre, en particulier, n'en
est que plus convaincant.
En outre, comme le signale Henri Rey-Flaud, le "jeu"
théâtral est aussi pari. Pari sur la victoire ou la défaite de
tel ou tel personnage, pari sur le dénouement. Or, Fauvel
se termine sur une expectative, aucun parieur ne gagne. C'est
sans doute un engagement à réaffirmer ses convictions
religieuses et morales, convictions sans lesquelles il ne peut y
avoir de vainqueur non plus dans le réel.
Enfin, on aura noté l'importance des pièces liturgiques dans
le Roman de Fauvel. Il se trouve que l'office est lui
aussi une forme théâtrale dont la force tient au mélange du
réel et du symbole, c'est-à-dire du réel et de ce qui appelle
un surcroît de réalité, de vérité. L'office est également
rituel, répétition d'un acte fondateur. Le Roman de Fauvel,
en réutilisant les pièces musicales de la messe ou en faisant
allusion au charivari qui, traditionnellement, commençait par
une parodie liturgique, s'inscrit d'un certaine façon dans le
rite. Il s'approprie un contexte théâtral déterminé ainsi que
le moment fort du passage au symbolique. Dans le cercle clos du
théâtre, il y a création d'un potentiel qui, au-delà d'une
simple catharsis, permet d'accéder à la Vérité.
Le caractère théâtral du Roman de Fauvel semble donc
s'imposer au vu de la structuration spatiale et événementielle
de l'uvre, ou encore de la répartition musicale des
rôles. Mais il ne s'agit là, finalement, que d'un mode de
présentation au public. La création fondamentale, celle qui lie
l'auteur à son uvre, est du domaine de l'imaginaire.
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structure du Roman de Fauvel
Chapitre 3 :
l'imaginaire du Roman de Fauvel
Aurélie Herbelot (ah433@cam.ac.uk) - Thèse de Maîtrise - Soutenue à l'Université de Savoie, Chambéry, France, 1998